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La Comédie de Genève
Genève : “Drames de princesses“

Entretien avec Maya Bösch qui signe la mise en scène.

Article mis en ligne le décembre 2010
dernière modification le 20 décembre 2010

par Sophie EIGENMANN

Maya Bösch et la compagnie sturmfrei présente « Drames de princesses » de Elfriede Jelinek du 7 au 12 décembre à la Comédie de Genève.

D’où vient votre travail sur Elfriede Jelinek ?
J’ai commencé à m’intéresser à Elfriede Jelinek pendant mes études et j’ai monté la première pièce de Jelinek « Lui pas comme lui » en 2003, après avoir travaillé sur Sarah Kane. J’ai aussi été longtemps accompagnée par son livre « Enfants des morts ». Formidablement traduit par Olivier Le Lay, c’est un livre capital concernant l’écriture émotionnelle et provocatrice de Jelinek.

En quoi le parcours de cet auteur est particulier ?
Autrichienne, Elfriede Jelinek est issue d’un environnement contradictoire : elle reçoit une éducation bourgeoise et catholique via sa mère ; une éducation politique et de gauche via son père. Elle allait donc à l’église tout comme aux manifestations du 1er mai. Elle a appris la harpe, le violon, le piano, la danse, le chant... On retrouve une partie de son histoire dans le film « La Pianiste » de Michaël Haneke avec Isabelle Huppert. Jelinek a donc grandi avec des valeurs morales très importantes. Longtemps proche du communisme, elle s’en est finalement écartée car elle ne savait plus comment continuer au sein du parti. Souvent contradictoire, Jelinek porte un regard politique sur le monde qui ne lui a pas valu que des amis. Sous le gouvernement d’Haider, ses textes ont été censurés alors qu’elle-même refusait d’être jouée en Autriche. En 2004, elle a reçu le prix Nobel de littérature.

Qu’est-ce qui vous attire chez Jelinek ?
J’aime son écriture émotionnelle, féministe et très radicale. Elle écrit avec toute sa chair, avec la violence et la radicalité de sa chair. Elle est critique, provocatrice, subversive... Son travail a un côté terrien et paysan et à la fois très urbain car c’est une femme extrêmement cultivée et moderne. Elle va du XXS au XXL, cherchant la « petitesse » de la grandeur humaine, c’est-à-dire, la catastrophe et les conflits. La musique est également très proche. Rien que ces aspects entraînent déjà une multiplicité de messages. Dans ses textes, il y a de la puissance, de l’audace et de l’imagination. Féministe, Jelinek réalise que la femme est exclue de la littérature comme de la musique. Exigeante, elle demande par le biais de sa démarche aux femmes de travailler contre le machisme. Dans « Ce qui arriva quand Nora quitta son mari », elle aborde l’émancipation de la femme. Elle insiste pour que la femme s’éduque, sorte du « logos », définition masculine du verbe afin de créer autrement, différemment, spécifiquement la féminité. Elle fait allusion à des philosophes comme Derrida, Deleuze, Baudrillard, Heidegger et Lacan, mais aussi à Schubert, Virginia Wolf, Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath pour ne mentionner qu’eux. Auteur d’une iconographie iconoclaste, Jelinek réagit comme une bombe atomique et s’exprime en permanence sur son blog www.elfriedejelinek.com. Ma sensibilité à cet univers vient aussi de ma passion pour toutes les femmes artistes que j’ai étudiées lors de mes études dans une université féministe américaine.

Elfriede Jelinek

Qu’est-ce qui chez elle provoque un sentiment de crainte ?
La crainte vient du dialogue avec un auteur vivant. On s’envoie des emails mais je souhaiterais qu’elle soit présente pour m’y confronter réellement et vive versa. Dans ses textes, il y a peu de didascalies ou d’indications au metteur en scène, Jelinek nous laisse seuls et nous dit de faire ce qu’on veut. Elle est sans ligne, inclassable. Elle cite beaucoup, elle réécrit sans cesse. Elle fait aussi des blagues car elle ne peut pas s’en empêcher. Elle a plein d’armes dont une connaissance approfondie de la littérature et de la culture tout court. Elle s’y intéresse sans pitié. Elle ouvre de nombreuses portes et il faut la suivre et tout ouvrir avec elle. Travailler sur ses textes, c’est très dense et chargé. Il faut réussir à faire craquer le texte.

Quels sont ces « Drames de princesses » ?
C’est une construction de cinq variations sur le thème de « La Jeune Fille et la Mort », thème travaillé par plusieurs auteurs et compositeurs, notamment Franz Schubert. La mort incarne ici plutôt une figure de séduction et de douceur au lieu de la terreur et du diable. L’idée de Jelinek est de faire la peau aux contes de fées et aux fantasmes qu’ils transmettent sur les femmes. Les personnages sont Blanche-Neige, la Belle au Bois Dormant, Rosamunde reine de Chypre, les auteurs Ingeborg Bachmann et Sylvia Plath et Jackie Kennedy. Comme toujours chez Jelinek, il y a plusieurs messages qui forment un vaste kaléidoscope, ils concernent la musique, la politique, la mode, le corps et le sexe... 

Vous y travaillez sur la femme et plus particulièrement sur le personnage de Jackie Kennedy ?
Travailler sur la femme veut dire travailler encore plus sur l’homme... « Drames de princesses » est pour moi un retour au travail avec les femmes. Après RE-WET avec Anne, Barbara et Nalini, nous sommes maintenant cinq femmes à interpréter ces princesses. Complexes, elles acceptent d’expérimenter sur elles-mêmes et sur ce qui peut faire bouger le texte en elles. La direction d’acteur va passer par plusieurs partitions qui sont écrites et posées comme des corps fragmentés, hachés, délaissés au sol. Il faut que les comédiennes bougent avec Jelinek, qu’elles donnent leur chair aux mots, qu’elles comprennent son mystère et le leur. On a décidé ensemble de travailler particulièrement sur le personnage de Jackie Kennedy qui fait plutôt partie de la génération de nos mères. A travers le mythe moderne de cette femme, il y a aussi un trouble lié à l’histoire intime de Jackie, sa violence, sa jalousie envers Marylin, le vide, la peur, le deuil mais aussi une recherche de perfection, une énergie érotique et vitale. Jelinek dit : « Je suis mes vêtements et mes vêtements sont moi » ou encore « nous n’avons pas de corps ». A travers le personnage de Jackie, je fais aussi le lien avec d’autres écrits de cette époque, notamment issus de la Beat Génération, Ginsberg, Kerouac, Burroughs, mais aussi avec Bob Dylan et Patti Smith... une recherche qui nous amène à la prochaine création de sturmfrei en 2011. Dans « Drames de princesses » il y aura aussi du chant, des instruments électro et « fake » pour les amateurs. Comme une sorte d’after, la pièce se déroule à la Comédie occupée à cette occasion par des filles. Il y aura des instants de libération et de joie, de tristesse et de mort. Les princesses laissent toujours un goût amer derrière elles, pas vrai ?

Comment faire le lien entre ces « princesses » et les femmes d’aujourd’hui ?
Au sein de « Drames de princesses », on a aussi intégré différents fragments, par exemple, un fragment sur les femmes artistes mortes : Romy Schneider, Ingebord Bachmann, Calamity Jane, Leni Riefenstahl, Sarah Kane, Kathy Acker, etc. Cela nous permet de contrebalancer le drame de Jackie généralisé par Jelinek… et de parler de nous-mêmes, de nos obsessions et de ce qui nous anime. Les femmes sont toutes des statues qui se coulent dans le béton. Un jour ou l’autre. La mort reste notre meilleure amie, non ?

Propos recueillis par Sophie Eigenmann

Du 7 au 11 décembre à La Comédie (rés. 022/350.50.01)