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Entretien : Richard Vachoux - [Arts-Scènes]
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Entretien : Richard Vachoux

Portrait d’un comédien qui a traversé l’histoire du théâtre romand.

Article mis en ligne le février 2007
dernière modification le 14 juin 2007

par Julien LAMBERT

Lorsqu’il y a cinquante ans Richard Vachoux fit ses débuts d’acteur, on interprétait une dizaine de rôles par saison : il a été Don Juan, Hamlet, Perdican et Tartuffe, dit n’avoir été frustré que de Faust. Il vénère les classiques, mais
a été l’un des premiers à mettre en scène les avant-gardes à Genève.

Directeur du Poche, de la Comédie et fondateur de l’Orangerie, il a traversé l’histoire du théâtre romand, mené sa lutte pour l’indépendance et la reconnaissance. Il semble avoir tout fait, mais sa conception poétique d’un théâtre irrationnel lui donne l’impression de ne « jamais avoir dit les auteurs qu’il voulait vraiment dire ». Aussi déconcertants et nostalgiques qu’ils soient, ses mots dégustés autour d’un café se lisent comme un poème.

Richard Vachoux, vous êtes avant tout un adorateur de la poésie, et donc des mots…
J’ai toujours eu pour conviction fondamentale que celui qui aime les mots, les apprivoise, les choie, était plus près de la vie que celui qui manipule des idées. Le manipulateur d’idées est un homme suspect, parce qu’il a la faculté par le raisonnement de tromper l’autre, alors que le mot considéré en soi, « être de chair » comme dit Hugo, m’intéresse plus que l’être d’idées, qui émet des raisonnements en vue de donner forme à sa volonté de puissance. Le mot est une entité matérielle, qui n’a pas à être soumise à un autre diktat que sa propre beauté. Il reflète directement l’âme, il ne se laisse pas dompter par la discipline discursive. Or même de grands penseurs ont commis l’exaction d’intellectualiser ce qui pour Mallarmé était la tentative d’une poésie absolue, qu’on ne peut pas approcher par l’intelligence. « Ô poète, dit Claudel, tu n’expliques rien du tout, mais pour toi toute chose devient explicable. »
Notre époque est médiocre en ce sens que l’on ne peut plus parler au nom de son identité propre, mais d’une idéologie officielle. Le discours unique a brisé les vertus magiques de la poésie, il a condamné les mots à exercer une fonction qui n’est pas la leur, l’éternel retour à la mémoire originelle, à une liberté d’être en dehors des contingences du réel, de la société.

Le théâtre, c’est donc principalement la profération du texte poétique…
Je suis né avec le désir de bien prononcer, et de nourrir ce bien dire avec des textes qui en valaient la peine. Dire un texte poétique, c’est en proférer l’éloge. Des Grecs aux farces du Moyen-Âge puis dans les siècles suivants, tout bon théâtre est poétique, toutes ces dramaturgies sont des écritures d’élite : il a fallu attendre Brecht pour aller vers l’homme en constituant pour lui une stratégie poétique de renversement des rapports de société. Au vingtième siècle, il était difficile de ne pas s’opposer aux forces économiques, financières qui dirigent l’humanité, de ne pas saisir la formidable invention du matérialisme dialectique au théâtre. Le langage de Lénine, de Bakounine, c’est du théâtre, car le théâtre est un aménagement de la rhétorique à usage collectif.
Vous accordez donc une importance capitale au travail de diction…
Ce qui est important, mais oublié aujourd’hui, c’est une locution concertée, intelligente. Les choses doivent venir du fond de l’être et la formation buccale, l’implosion du texte sont à vivre ensemble avec le spectateur. Je disais toujours à mes élèves de ne pas aller au théâtre voir des acteurs, mais jouer avec eux. Pas se rafraîchir d’une reproduction de sa vie de tous les jours, mais assister à la naissance du langage. La profération est un geste bien plus impudique que n’importe quel strip-tease. Par les mots on exhibe tout, on n’a pas besoin de se dévoiler autrement ni de les dégager d’un contexte, ils contiennent l’éros, la pulsion de vie, en eux-mêmes.
Mais il est bien clair que dans ma petite vie de théâtre, qui touche à son accomplissement, je n’ai pas monté un seul auteur qui corresponde à cela. J’ai fait travailler une scène d’Henri Pichette, qui est l’un des auteurs les plus significatifs de notre temps : « c’est très beau, disent les acteurs, mais on ne comprend rien », parce que le discours est irrationnel bien que prononcé avec des mots d’une clarté ensoleillée. S’il ne retrouve pas son langage quotidien, le spectateur prend une attitude de refus, s’il ne comprend pas, ce n’est pas intéressant. On ne peut pas donner de la confiture aux cochons, d’où une absence de programmation des auteurs qui seraient utiles à notre temps, des surréalistes comme Vitrac, qui a tenté de faire un théâtre qui ne soit pas un art propre, mais serve de légende à l’image, ou Tzara, qui est typiquement le dramaturge poète qui écrit indifféremment pour la poésie et pour la scène.
Quand je dis un poème, j’ai l’impression que ça passe au-dessus de la tête de certains, alors que d’autres sont prêts à pleurer pour la beauté des choses. Moi en tant qu’acteur, je reste totalement froid, car comme disait Mallarmé, pour dire la poésie il faut bannir les sentiments, être à la recherche d’une qualité du dire qui soit purifiée des sources émotionnelles.
Les conditions d’abandon nécessaires pour laisser parler les mots poétiques en l’acteur semblent inatteignables…
Évidemment, il faudrait des conditions paradisiaques pour reconstituer le théâtre comme Eschyle l’a commencé ; il est le premier poète qui ait parlé selon les données de l’irrationnel. Il n’y en a donc pas de traduction valable, sauf celle d’un poète, “L’Orestie” de Claudel, qui n’est jamais jouée, car la poésie irréductible à l’intelligence raisonnante est une chose insupportable de force, l’homme se trouve ébranlé, sans repères avec le monde qui l’entoure. On peut admirer cette communication sous-jacente, mais on ne la prend pas au sérieux comme le contrepoids animique du fonctionnement de nos sociétés.
À côté des montages de poèmes, j’ai quand même toujours vécu dans la nécessité commune de faire du théâtre à proprement parler. Mais le théâtre est toujours obligé de raconter une histoire, il s’avilit en racontant hypocritement au spectateur sa propre histoire. On abreuve l’homme de telles redites, jamais de ce qui est intéressant en lui : son inconnu.
Justement, vous travaillez fréquemment sur des textes qui traitent de la mort* : ce thème vous obsède ?
Pas plus que vous, simplement il engendre une poétique qui est extraordinaire, unique. Tous les poètes sont des poètes de la mort. Rilke est le plus grand, il nous en parle de manière à faire d’elle une accompagnatrice de notre vie. Il ne fait pas la dichotomie brutale des systèmes d’explication théologiques – le bien, le mal, la vie, la mort ; au contraire il voue tous ses efforts à faire une œuvre qui réconcilie les deux notions. La mort est la nourriture même de la vie, pas son contraire ni une continuité transfigurée qui s’ouvre sur un au-delà. Si la mort est en nous, Dieu est une recherche de l’Homme. Le poète essaie de couper tous les liens avec une réalité qui est mensonge, le monde comme représentation de Schopenhauer, ou de Nietzsche, qui pour moi est une véritable religion. Zarathoustra ose dire « je ne vous enseigne pas l’amour du prochain, mais l’amour du lointain. » C’est quelqu’un qui mieux que Dieu ne s’insère pas dans une incarnation pour s’expliquer au monde, dans le Christ, mais passe lui-même dans sa pensée au-delà. On doit donc faire exister la poésie pour toucher du bout de l’âme les racines originelles de notre être. Je m’attriste de voir l’humanité s’agiter autour de moi et ne jamais s’arrêter d’agir pour contempler. C’est seulement là qu’elle s’unirait à ce qui la dépasse. Ce n’est pas un devoir que j’ai réellement réalisé, j’aimerais remettre le compteur à zéro et ne faire que de la poésie, en faire une action cohérente qui empêche les idéologies, le refus de la complexité.
Mais je n’ai pas d’obsession de la mort, parce que je fais du théâtre, c’est un exorcisme permanent. Giraudoux disait : « il faut que la représentation laisse le spectateur allégé de sa quotidienneté », ce que ne souffre pas le théâtre dit engagé politiquement, c’est-à-dire de manière marxiste. Mais maintenant il n’y a plus, hélas, de théâtre engagé à gauche ou à droite : les cloisons ont éclaté.
Je croyais que vous fuyiez les idéologies politiques…
Je ne scinderais pas le théâtre entre gauche et droite, je dirais que le théâtre poétique est un théâtre politique, dans le sens étymologique de l’être humain dans la société. Parce que précisément il refuse l’engagement, qui est l’exclusion des autres idées, il réconcilie la gauche et la droite. Le marxisme, c’est magnifique, il n’y a pas un vrai poète qui n’ait pas commencé sa vie en étant communiste pour la finir dans un fauteuil de l’Académie française.
Vous vous dites aujourd’hui isolé, or en dirigeant le Poche, puis la Comédie et l’Orangerie, vous avez longtemps été au faîte du théâtre genevois : quels souvenirs en gardez-vous ?
Oh, d’une solitude plus grande encore ! En étant au faîte, j’étais plutôt au fait, c’est-à-dire que je n’étais pas à la fête pour jouer sur les mots, j’étais en révolte personnelle et constante contre les tournées théâtrales parisiennes, le boulevard, ce théâtre qui représente sa propre société bourgeoise. Mon seul but était de les évacuer, mais ce n’était pas facile, parce que le nombreux public d’abonnés de la Comédie voulait qu’ils restent, ça leur donnait l’illusion d’être, au moins pendant deux heures le soir, parisiens. J’ai mené des luttes politiques épouvantables avec les députés, et c’étaient souvent les communistes qui défendaient le théâtre bourgeois comme étant le théâtre populaire. Ils étaient opposés au théâtre populaire dans la conception de Vilar, parce qu’intellectuel.
Vous avez aussi eu à cœur de défendre le statut du théâtre et de l’artiste, non ?
Ma direction de théâtre a été une forme d’intégration à la société, je n’entendais pas faire comme mes camarades une carrière de comédien à Paris, mais ici, d’autant plus que mon père m’avait dit « tu ne seras pas comédien », alors je lui ai répondu pour le satisfaire « d’accord, je serai directeur de théâtre », et je l’ai fait, à vingt-neuf ans, alors que je ne savais pas ce que cela voulait dire. J’ai découvert qu’il faudrait être poète pour bien choisir les pièces, administrateur ou comptable pour contrôler les dépenses et les recettes virtuelles du choix poétique que vous avez fait. Dans le conseil de fondation, il fallait être comédien pour louvoyer avec le langage, faire accepter aux radicaux un contenu de gauche avec un langage de droite.
Vous y avez donc finalement trouvé de l’intérêt…
Je n’aurais pas pu faire autre chose que de vivre pour une conciliation constante du matériel et du spirituel, le théâtre devant être service public. Je détestais qu’un théâtre comme la Comédie soit une entreprise privée, même s’il faut que le privé soit en partie associé au politique, pour que le théâtre ne devienne pas un instrument de propagande, de dirigisme.
Cela m’a aussi fait venir à la réflexion qu’au théâtre il valait peut-être mieux aider la société en lui proposant des choix accomplis par moi, que de laisser le troupeau continuer tout seul. Il vaut mieux un peu le diriger, enseigner sans être didactique, sans prêcher une idée, sans oublier de faire rêver.

Propos recueillis par Julien Lambert

* Richard Vachoux met d’ailleurs en scène “La Traversée de l’hiver” de Yasmina Reza, « métaphore de la traversée de la vie à la mort » comme il dit, au Théâtre du Crève-cœur à Cologny (GE), jusqu’au 11 février 2007 (Loc. 786 86 00).