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Genève, La Comédie : D’est en ouest - [Arts-Scènes]
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Saison 2009-2010 de la Comédie de Genève
Genève, La Comédie : D’est en ouest

Coup de projecteur sur quatre des créations programmées.

Article mis en ligne le octobre 2009
dernière modification le 25 octobre 2009

par Bertrand TAPPOLET

Un vent d’Est trouble délicatement la livraison saisonnière de La Comédie, agitant les formes et les trames dramaturgiques en croisant l’histoire
politique à des matériaux mythiques. Coup de projecteur sur quatre des créations programmées, dont les enjeux – tant dramaturgiques que de
rapport au réel – sont absolument passionnants.

Théâtre concert
Deux propositions mêlent les gestes artistiques d’une théâtralité intensément affirmée à une partition concertante. Si, au fil de son (A)pollonia, véritable choc tellurique, le Polonais Krzysztof Warlikowski distille le tragique contemporain d’un XXe siècle balafré par la barbarie, c’est pour mieux le transfigurer par un recours aux horizons mythologiques. Sont convoquées les figures de Clytemnestre, Admète, Agamemnon, Alceste, Oreste, Apollon, Thanatos et Héraclès, afin d’interroger la notion de sacrifice.
Somptueusement filmées et cadrées live en noir et blanc avec de brefs passages à la couleur, les héroïnes douloureuses et déchirées semblent sortir de films de la Nouvelle Vague (on entend quelques éclats de dialogues godardiens). Mais aussi de drames griffés par Antonioni, d’épiphanies à la Kieslowski ou de l’énergie vénéneuse du jeune cinéma polonais. Les héros sont cow-boy se rasant, tueur en série introverti et méticuleux, bloggeur, qui en burn-out, qui barbotant en baignoire et se faisant saigner au rasoir. En mosaïque, leur image apparaît, les montrant chattant ou dialoguant sur skype, tweeter, MSN ou « Chiottes TV ».
Que peut l’écriture devant le mal ? Avec de grandes ruptures de rythmes et sous un ciel d’ampoules de dancefloor rouges et blanches (héraldique de la culpabilité polonaise oblige), Warlikowski fouille là où ça fait mal, jusqu’au vertige, voire au malaise. Sacrifice des innocents, qu’ils soient enfants juifs partis en fumée dans les camps Nuit et brouillard ou bambins allemands morts sous les bombes durant la Seconde Guerre mondiale. Exit ici la singularité historique de la Shoah. Sacrifice de victimes innocentes encore avec le grand massacre toujours actuel d’animaux exécutés de manière industrielle sur l’autel de consommateurs par trop inconscients de leur privilège totalitaire d’être au sommet de la chaîne alimentaire. L’Elisabeth Costello de J. M. Coetzee est ainsi convoquée sur scène pour une conférence controversée mettant en parallèle l’extermination des Juifs à Treblinka et l’holocauste d’animaux.

« (A)pollonia » de Krzysztof Warlikowski
© Magdalena Hueckel

Une intertextualité foisonnante et arborescente perle ainsi au fil d’un concert assuré par l’extraordinaire soprano doucement fêlée et l’auteure-compositrice-comédienne Renate Jett. Dans le sillage de Nick Cave, prêcheur vénéneux ayant souvent navigué entre pulsions autodestructrices et bile noire, les compositions de l’Autrichienne allient toutes les teintes d’une sorte de « Schadenfreude », cette forme si singulière de joie suscitée par le malheur d’autrui, dont témoigne Oscar Wilde dans son Portrait de Dorian Gray. Sous son impulsion, la tragédie se métamorphose par intermittence en un glacis de ballades et romances faussement voluptueuses. Sans oublier une berceuse de Chopin et des blues. L’ensemble est travaillé d’éruptions fiévreuses et de neurasthénie feutrée. Les morceaux mettent à vif des émotions essentielles, des incantations solitaires dépouillées jusqu’au trouble. Ses textes font ressentir l’ambivalence des passions amoureuses où plénitude et affliction s’entremêlent sournoisement. Entre tangos, mélodies lancinantes et échappées rock, se dessinent les contreforts d’un chœur de tragédie grecque.
«  En chaque homme, il y en a deux qui dansent : le droit et le gauche. Le premier danseur, c’est le droit, l’autre c’est le gauche. Les deux poumons du danseur », entend-on au détour d’Oxygène d’Ivan Viripaev. Qui pose les comédiens comme athlètes du verbe dont la scansion est à éprouver à souffles touchants. Sur des sonorités techno, les mots se font fragments balistiques. Dix chansons comme autant de négatifs aux commandements bibliques, slamées, psalmodiées, proférées par un D.J. et trois comédiens. Ensemble, ils cisèlent apparents antagonismes et correspondances souterraines : passé contre avenir, terrorisme versus globalisation. Un flux de paroles en rhapsodes. Existe-t-il plus exacte manière de prendre le pouls de la « nouvelle confusion mondiale » ? En « battle » de rap proche du « sprechen-gesang » (texte en prose dit sur de la musique), le livret injecte les mots à haut débit. Et confronte une jet-setteuse moscovite à un juvénile provincial, qui se débarrassera de son épouse pour assouvir une dérive passionnelle. La coulée langagière tente d’articuler le lien des protagonistes à l’amour, à la vérité, à la conscience aussi. Sans omettre d’évoquer le plus long conflit de l’histoire contemporaine, celui opposant Israéliens et Palestiniens, comme les attentats du 11 septembre.

Des vivants et des morts
Barbelo, à propos de chiens et d’enfants de Biljana Srbljanovic et porté à la scène par Anne Bisang, par sa démesure et sa complexité, sa violence d’enfant-fou pose paradoxes et fractures au sein de la cellule familiale avec une incroyable énergie, une foi malade, et ramasse d’un coup dix ans de colonisation d’un certain imaginaire théâtral de l’intime en famille par le catéchisme inquiétant de l’émotion en scène. « Notre société se fonde, encore et toujours, sur la famille, et se reflète en elle », dit la dramaturge serbe. C’est ainsi que sa pièce Histoires de famille faisait l’état des lieux de la Serbie, nous en offrant une noire parodie familiale : le père, la mère, l’enfant et... le chien. Des histoires de famille créées de toutes pièces par des enfants jouant aux adultes.

Biljana Srbljanovic
© Ivan Sijak

D’intrigues saugrenues, de jeu cruel, Barbelo n’en manque pas. Et pourtant l’humour est omniprésent qui permet de se distancier de situations macabres, tout en permettant de savourer pleinement l’allégorie sociale sans aucun didactisme. Dans une Serbie d’après-guerre, les membres d’un microcosme familial recomposé sont hantés par la présence des défunts. Dans un univers où la perversion fait loi et police et où les valeurs morales sont inexistantes, comment savoir si ce qui va naître sera bête ou homme ? Ouverture sur un humble cimetière et une humanité dévastée : le père obnubilé par son destin politique ne trouve les mots pour le pire. Soit annoncer à son fils que sa mère s’est suicidée. Nommer une chose, c’est la faire exister. L’idée est ancienne et l’enfant s’y accrochera. Au centre de la pièce, la douleur irradie, empêchant les protagonistes de se définir.

A l’Ouest, penser le féminin
Femme aux vies multiples, Claude-Inga Barbey interroge dans Infuser une âme, l’œuvre de Virginia Woolf, attentive aux minuscules miracles de la vie quotidienne et chamboulée par la folie. Ces deux écrivaines sont de grandes aquarellistes de l’attente, qui sublime de ses touches frissonnantes l’acuité face au réel et effondre l’être désirant dans le même mouvement. Elles partagent sans doute une identité en morceaux : à la fois vitales, déprimées, inquiètes, féroces, engagées, solitaires, concentrées, dispersées.

Claude-Inga Barbey
© Augustin Rebetez

Claude-Inga Barbey s’est souvenue que la page chez Woolf pose un espace où se disputent opacité et lumière, en choisissant comme point de départ de son intrigue l’éclipse solaire totale du 11 août 1999, qui fut l’ultime du dernier millénaire et suscita un engouement populaire sans précédent. Infuser une âme préfère se couler « entre les actes », s’infiltrer dans les interludes et les labyrinthes de l’esprit, divaguer entre présent et passé. Woolf n’écrit-elle pas que « la mémoire pique son aiguillon à droite, à gauche, de ci, de là et que nous ignorons ce qui vient, ce qui suit » ? On y retrouve ces menues gouttelettes de souvenir constellant l’encrier de l’Anglaise, si prompte à buvarder les temps révolus pour étayer « la planche du présent » si étroite.
Peintre de l’instant décisif ou non, virtuose du monologue intérieur, Woolf chercha sa vie durant à capter l’insaisissable et à faire de son écriture impressionniste une traduction possible des flux et reflux du monde. Sensible à son esthétique du fragment, le choix de la dramaturge et comédienne genevoise s’éploie d’extraits de son Journal, tenu de 1915 à sa mort (hors les périodes où elle se noya dans la dépression et la folie). Woolf s’y efforce de donner d’elle l’image d’une femme saine d’esprit empaumant une existence quiète et ordinaire, tout en laissant sourdre la tension et l’arrachement dans lesquels elle a vécu. Elle confie ainsi à son Journal sa vulnérabilité, sa rage, cette voix intérieure qui finalement la tuera. S’y ajoute des éclats de son dernier roman écrit avant son suicide, Entre les actes. Ici, tout tressaille des poussées d’une voix qui dit aussi l’angoisse d’être vivante. Une représentation théâtrale champêtre est l’occasion de nous faire entre plus avant dans l’esprit des personnages en proie aux doutes et au tourment.

Michel Vinaver
© Ted Paczola

Portrait d’une femme de Michel Vinaver, dans une mise en scène de Anne-Marie Lazarini, s’inspire du procès en 1953 de Pauline Dubuisson, qui avait assassiné son amant. Condamnée aux travaux forcés à perpétuité, elle sera libérée en 1959 et se suicidera quatre ans plus tard. Le dramaturge français prit comme sources les reportages et comptes-rendus parus dans Le Monde sur cette affaire. Sous les traits de Sophie Auzanneau, la meurtrière apparaît comme étrangère à la société de son temps, enfermée dans les images et archétypes contradictoires d’elle-même dont on l’affuble. Dans une trame narrative jouant à la fois sur la figure du flashback et sur le motif de la simultanéité, la figure principale apparaît littéralement fragmentée, mise en pièces par les exigences et horizons d’attente des parents, amants, et hommes de lois qui tous l’interrogent suivant des perspectives contrastées qu’accueille l’espace du tribunal. La machine judiciaire lui reste imperméable par son langage. Mais aussi par la volonté du rite judiciaire de recomposer le réel, qui se heurte au refus de l’accusée réfractaire à entrer dans un scénario de causalité. La réalité est-elle introuvable ?

Bertrand Tappolet

Réservations et renseignements : 022 320 50 01
www.comedie.ch