Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Sélection No. 210 : Quand le magique parle du réel

Analyse de L’Amiral des eaux usées de Marie-Jeanne Urech (L’Aire) et de Et les morts nous abandonnent de Raj Kamal Jha (Actes Sud).

Article mis en ligne le février 2009
dernière modification le 14 décembre 2009

par Laurence de COULON

Deux écrivains, l’une suisse l’autre indien, utilisent le magique et le
surréalisme pour évoquer la réalité avec encore plus de justesse. L’une parle avec un humour cruel de régimes à tendance dictatoriale et l’autre baigne d’étrangeté un massacre communautariste. Un procédé similaire pour deux livres très différents.

A la lumière des lucioles
Des lucioles dans les cheveux, Cyprien vient en aide à la population pendant les nombreuses coupures d’électricité : un amiral s’est hissé au pouvoir et le pays manque de tout, sauf d’une boue sombre et nauséabonde qui fait « avancer les voitures et non les hommes ».
L’Amiral des eaux usées inaugure et donne son nom au dernier recueil de nouvelles de Marie-Jeanne Urech, jeune auteure suisse à l’imagination prolifique. Son premier recueil, Foisonnement dans l’air, donnait le ton : un musicien écrase les doigts des enfants avec son piano pour en tirer une merveilleuse musique, des vaches volent et un enfant atteint les quarante mètres de hauteur en une nuit. Des contes impossibles et cruels, riches en inventions verbales : la performance du pianiste sadique provoque « hurlamentations », « hurlalamorts » et « hurlamens ».
Son deuxième livre, le roman La Salle d’attente, continuait la veine poétique et surréaliste, et Le Syndrome de la tête qui tombe semblait puiser dans Kafka. Marie-Jeanne Urech crée donc un univers qui lui est propre, et manie la langue avec précision. Les répétitions de L’Amiral des eaux usées peuvent dénoncer l’impasse du progrès : « On bâtissait un nouvelle foie ferrée. Encore plus rapide. Encore plus directe. Encore. ».
Désignant la particularité d’un personnage, elles deviennent un motif récurrent, rythment et imagent une nouvelle : l’amiral chasse son prédécesseur « à coups de bottes en caoutchouc ». L’écriture, simple et percutante, fait glisser le sens. A propos du contrôleur d’un train : « D’ailleurs, lui-même n’était pas dans son assiette. Heureusement, la rigidité de l’uniforme le maintenait debout. » C’est un humour cruel qui imprègne le recueil.

Marie-Jeanne Urech
Photo Rapin

Dans L’aspirateur, la mort de son mari laisse Madame Hume indifférente, jusqu’au jour où le soleil révèle l’état de saleté de la maison : « Cela faisait désormais quarante-cinq jours qu’il avait disparu et autant que la maison n’avait pas été entretenue. Qui passerait désormais l’aspirateur ? Madame Hume frissonna. Elle venait de réaliser qu’elle était veuve. » 
Burgendorf, kafkaïen, voit un représentant de commerce se heurter à la méfiance des habitants et assister à l’évasion impossible de l’ange en plâtre de l’église du village. Mais la tendresse vient parfois donner une touche de sérénité à cet ensemble plutôt désespéré. Ainsi Le repas de noce met en scène les membres de la famille des mariés, décédés mais extravagants, exubérants et joyeux, comme cet arrière-grand-père, « mort depuis longtemps, mais heureux d’être là ».

Massacre et magie
« N’écoutez pas les morts, je vous en prie n’écoutez pas les morts – quoi qu’ils vous disent, aussi fantaisiste que soit le nom ou l’absence de nom qu’ils souhaitent porter, quel que soit le degré de lyrisme qu’ils puissent déployer, car, une fois que vous leur prêterez l’oreille, ils vont se repaître de votre culpabilité, se nourrir de votre pitié, vous avaler tout entier, de la tête au pied, ne vous y trompez pas. »
M. Jay a beau prévenir son lecteur, les morts trouvent leur place dans ce roman qui veut leur rendre justice, malgré le fait que leurs récits, intercalés entre les chapitres principaux, apparaissent en caractères plus petits et prennent moins de place que celui de M. Jay, un vivant qui attend des nouvelles de la naissance de son premier enfant dans un hôpital. Les morts : ceux du massacre de Gulbarga, plus de mille victimes, femmes et enfants compris, tuées par une foule assoiffée de vengeance après la mort de cinquante-neuf passagers hindous d’un train attaqué par des musulmans, en 2002 dans l’Etat du Gujarat en Inde.
Les premières pages du roman expliquent ces faits avant d’avertir : « Tout ce qui suit est fiction. » Rendant évident le caractère fantastique du livre, une déclaration liminaire des massacrés annonce leur désir de justice, puis donne la parole à M. Jay. Après son injonction de ne pas écouter les morts, il décrit son bébé nouveau-né et raconte avec incrédulité et précipitation ses multiples difformités. Cette description, navrante et impossible, est si incroyable qu’elle donne immédiatement un ton magique au livre. Une magie fascinante et entraînante : Raj Kamal Jha a su donner de l’amplitude au récit tragique et violent du massacre, et à celui, bouleversant, d’un père prêt à remettre immédiatement son fils à qui prétend pouvoir « le remettre en bon état ». L’homme erre dans la ville en flammes avant de se rendre au rendez-vous donné par un personnage mystérieux, Miss Glass. Comme elle l’affirme : « Ce sont des temps terribles quand les gens n’avouent pas, même à eux-mêmes, ce qu’ils ont probablement vu, ce qu’ils ont probablement fait. » 
La fin du roman traîne un petit peu en longueur et perd de son souffle, en particulier lors d’une scène extravagante où des objets présents sur les lieux du crime sont appelés à témoigner sur une piste de cirque aménagée par les étranges sauveteurs du fils de M. Jay. Mais le dénouement, brillant et inattendu, surprend, et donne le sentiment apaisant que justice a été faite.

Laurence de Coulon


 « L’Amiral des eaux usées », par Marie-Jeanne Urech. Editions de L’Aire, 176 pages.
 « Et les morts nous abandonnent », par Raj Kamal Jha. Editions Actes Sud, 434 pages.