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Sélection
Le goût des lettres d’octobre 2008

Livres commentés : « Le bel obèse », par Claude Delarue, et « La fille aux deux pères », par Hanna Pool.

Article mis en ligne le octobre 2008
dernière modification le 23 novembre 2011

par Serge BIMPAGE

Le bel obèse : un livre immense
De l’aveu de l’auteur, Le bel obèse est une exception dans son œuvre. Dans aucun de ses quelque trente ouvrages il n’a utilisé de personnalité du monde du spectacle, « ni de quelque monde que ce soit d’ailleurs » pour créer un personnage. Qu’est-ce donc qui a poussé Claude Delarue à s’intéresser de si près à un monstre du cinéma, en l’occurrence un certain Michael Brandès ? Une incontestable empathie, tout simplement ! Et aussi, si l’on songe à l’œuvre de Claude Delarue, l’immensité du sujet que représente la star qui n’est autre que… Marlon Brando. Elle lui permet de fouiller davantage encore ses thèmes de prédilection approchés dans de précédents ouvrages tels que Les chambres du désert ou La comtesse dalmate : les liens singuliers entre création et destruction, amour et haine, génie et passion.
Côté intrigue, comme toujours, Delarue est un as. Brandès se terre sur l’île suédoise de Farö, là où avait vécu la seule femme qu’il ait vraiment aimée. Une autre femme, Laure Danielli, romancière à succès le rejoint. Elle compte se venger d’une humiliation qu’il lui avait fait subir dans sa jeunesse alors qu’elle était actrice. Dans ce dessein, elle achète une maison voisine et entame (tiens comme Delarue lui-même) la biographie romancée de la star (tiens tiens, Brandès lui-même en commandera une à l’écrivaine). Bref, rien ne manque pour donner au Bel obèse les allures d’un thriller. Fausses-pistes et chausse-trape rivalisent avec les effets de masques et les revirements. Or, n’en rester là reviendrait à passer à côté du livre. A cet égard, Claude Delarue, qui nous avait parfois habitués à des profondeurs herméneutiques, cite malicieusement Hofmannsthal : « Il faut cacher la profondeur. Où cela ? En surface. »
A la vérité, l’écrivain genevois nous propose une mise en abyme de son cru. Car, dans cette descente aux enfers d’un mythe du cinéma, en proie à une boulimie masochiste, c’est à la fois au symbole de la société du spectacle et aux paradoxes humains que Delarue s’attaque. Le désir et ses inscriptions y occupent une place centrale. L’anorexie de Laure Danielli prend sa source dans la blessure que MB lui a infligée vingt ans plus tôt, la boulimie de ce dernier dans la solitude d’une star qui n’est dupe de rien. A travers les jeux de miroir, c’est au final la relation à la réalité et, par conséquent, la place de la création qu’interroge Delarue. Au service de cette interrogation, dans ce huis-clos insulaire aux des allures de retraite, la puissante écriture de l’écrivain garantit, à l’image de son sujet, que Le bel Obèse est un livre immense.
« Le bel obèse », par Claude Delarue. Editions Fayard, 357 pages.

Il n’y a pas d’adoption (vraiment) heureuse
Et pourtant, la belle Hannah Pool n’est pas malheureuse, bien au contraire…
C’est l’histoire, la vraie, magnifique, douloureuse, profonde, d’une belle orpheline Erythréenne. Adoptée à six mois par un universitaire anglais, elle grandit à Londres où elle deviendra journaliste au Guardian.

Hannah Pool
Credit Dean Chalkley

Tout va bien pour elle. Sauf qu’à l’âge de dix-neuf ans, elle apprend que, contrairement à ce qu’on lui avait assuré, ses deux parents ne sont pas morts : son père est encore vivant. Elle mettra dix ans pour se décider à le retrouver, de même que l’Erythrée où elle n’a jamais mis les pieds. De son sac à main dépasse la version anglaise de My father’s daughter, paru en 2005 et traduit récemment par Catherine Tymen pour le compte des éditions Zoé. On le retrouve sur la table en version française. Sur les deux couvertures, la même photo d’elle, réplique exacte de beau visage d’Erythréenne à damner un sain. Qu’on ne s’y trompe pas : Hanna Pool, née en 1974, dont le nom d’origine est Azieb Asrat, a longtemps vécu double. Au point que, sans préméditation, le récit poignant de ses retrouvailles s’adresse souvent et indifféremment à un « tu » et à un « vous » qu’elle prend à témoin. «  Je pense que je m’adressais à moi-même en écrivant ce livre !, sourit-elle. Pour chercher à me donner confiance. »
L’adoption, on le sait, est un double traumatisme. «  Il naît d’une tragédie originelle, précise Hannah Pool, et se nourrit des motivations complexes de ceux qui adoptent. On croit souvent qu’il est généreux et simple de sortir un enfant de la misère pour lui donner une vraie famille : or, il n’en n’est rien.  »
On le réalise comme jamais, tout au long de cette épopée : la décision, la préparation puis la rencontre elle-même avec son ou ses parents biologiques est tout une affaire – l’affaire d’une vie d’adopté. Le drame est revécu en boucle, dans les faits comme dans la tête ; surtout, les retrouvailles, inévitablement idéalisées, ne se déroulent jamais comme imaginées. La déception est le grand ennemi. « Si je devais donner un seul conseil à toute personne entamant semblable démarche, il consisterait à n’en rien attendre ! ». Par le menu, d’une plume alerte, profonde et non dénuée d’un humour british, Hannah Pool n’épargne pas le moindre détail de ce qu’il est un euphémisme d’appeler son « aventure » au lecteur. Jusqu’à ses sempiternelles hésitations vestimentaires lors de chacune de ses démarches.
C’est que l’identité est au cœur du sujet. On a mal au-dedans comme au-dehors. On se sent coupable avec elle de n’être rien. Par-dessus tout, après avoir vécu avec elle ces jours bouleversants au sein de sa famille native, au fond de l’Erythrée, on réalise combien ces retrouvailles enfin matérialisées ne sont que le début d’une autre histoire, autrement complexe : celle de leur digestion, de leur élaboration, pour ne pas s’en retrouver encore plus victime. Ce livre, qui s’apprête à conquérir le marché américain, est un grand livre. A lire avant sa plus que probable adaptation au cinéma, forcément en-dessous de l’œil d’Hanna Pool.
« La fille aux deux pères », par Hanna Pool. Editions Zoé, 294 pages.

Serge Bimpage