Deprecated: Using ${var} in strings is deprecated, use {$var} instead in /home/clients/5f3066c66025ccf8146e6c2cce553de9/web/arts-scenes/ecrire/base/objets.php on line 1379
Genève : Jean Starobinski - [Arts-Scènes]
Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Prix de la Fondation pour Genève
Genève : Jean Starobinski

Jean Starobinski évoque son parcours.

Article mis en ligne le mai 2010
dernière modification le 29 mai 2010

par Serge BIMPAGE

Qu’avons-nous perdu pour que, entre nostalgie et triomphe, Genève rende si vibrant hommage à Jean Starobinski ? Telle était sans doute, à l’esprit de tous les amis, curieux, disciples, anciens étudiants et journalistes, la question confusément présente le 5 mai dernier au Victoria-Hall.

Incontestablement « Staro », comme on l’a toujours appelé dans un mélange de révérence et d’intimité, de distance et de familiarité qui en dit long sur le caractère de star d’un autre âge voire d’une autre galaxie que représente cet intellectuel au sourire imperturbable en dépit des vicissitudes du siècle, fascine. Nul doute que ce que nous avons perdu est à retrouver dans sa trajectoire. Dans son approche du monde au moment de son éclatement. Celle – humaniste – d’une compréhension de l’homme et de sa condition dans sa globalité.
Rebroussons donc le chemin du maître, l’instant d’un article. Et ramassons les cailloux qui nous avaient si bien conduits, jusqu’à ce que commence notre contemporaine errance.

Le quartier de l’enfance
Ce prix, inattendu, l’honorait. Il le touchait même. Au–delà de ce qu’il supposait. Parce que Jean Starobinski, insista-t-il, devait tout à Genève : l’installation de ses parents médecins venus de Varsovie en 1913 ; ses études ; ses maîtres. Et de citer, ému, Edmond Beaujon, Marcel Raymond, Jean Rousset, Albert Béguin. Des noms qui ne disent plus rien à la génération nouvelle.
Un ange passe devant ses yeux. « Vous voyez, je suis un pur produit de Plainpalais ». Il a toujours vécu rue de Candolle, face à l’Université. Dommage qu’il ait dû déménager récemment, «  il y avait de gentils squatters étudiants dans l’immeuble. » Ce quartier de son enfance avait « une certaine densité », il revoit la salle communale où avaient lieu les concerts du dimanche ; « toutes les fois que je passe devant ce bâtiment, je pense à Ansermet dirigeant le tout récent Boléro de Ravel, ou la Schéhérazade de Rimsky-Korsakov. » Toute la ville irradiait d’ailleurs cette densité qui devait attirer tant d’écrivains célèbres qu’il rencontra tous : Jouve, Borges, Cohen, Musil – que le père de Jean, appelé d’urgence trouva mort dans son appartement. On l’écoute. Ça n’est pas qu’il soliloque, son œil scrute votre attention. De ses lèvres sensuelles émanent les mots qui composent une musique envoutante, pareille à celle de ses livres. Une musique qui, dans un premier temps désoriente, vous balade à travers les siècles. De Diderot, sur lequel il travaille actuellement, à Rousseau sur lequel il reviendra prochainement.
Tandis que le soir tombe, dans la pénombre qui est pour Staro une alliée, on l’écoute. Son savoir et sa sagesse vous touchent de leur grâce. S’il ne cesse de confronter le présent au passé, dans son œuvre, cela n’est nullement par passéisme : « Dans un monde qui tend à s’uniformiser, le passé constitue une grande réserve de différence dont la perte nous appauvrirait. Nos rapports au passé, à des passés multiples, sont une dimension de notre personne dont nous ne devons pas nous laisser amputer. » Comment il envisage notre siècle ? « Ce qui me frappe, c’est la netteté, l’abondance des images et des informations qui nous proviennent du plus lointain de la planète. Nous voici installés dans ce qu’il a bien fallu désigner d’un nouveau nom : la mondialité. Reste à trouver une gouvernance qui, sans effacer les particularités, les coordonne au point que les états n’aient plus de politique extérieure. »

Jean Starobinski

Son père aurait voulu devenir philosophe, mais le destin en a voulu autrement. Jean a donc repris le flambeau. S’il étudie la médecine, c’est pour mieux connaître la condition humaine. « La médecine me laissait un peu de temps. J’en ai profité pour me cultiver. » Ainsi se lance-t-il dans la publication, chez Egloff à Fribourg, d’un choix de textes de Stendhal, traduit-il La colonie pénitentiaire de Kafka, écrit-il dans la revue Suisse contemporaine des chroniques sur les poètes de la résistance (réunies chez Zoé sous le titre La poésie et la guerre) joue-t-il Bach, Ravel et Mozart au piano tout en travaillant à une thèse de doctorat en lettres, le fameux Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle

Entre le corps et l’esprit
Professeur de littérature à l’Université de Genève, ce sont immédiatement les rapports entre le corps et l’esprit qui le passionnent : il s’y est penché aussi bien au travers des sensations simples dont le corps est la source (l’organisation de la journée, le fait de cueillir une fleur ou le geste du don) que par le biais de ses manifestations les plus complexes (telle la mélancolie, maladie que l’on qualifierait aujourd’hui de psychose maniaco-dépressive, qui constitua l’un de ses objets d’étude privilégiés). Psychanalyse, psychiatrie et linguistique seront tour à tour convoquées pour les approfondir.
Et c’est encore afin de mieux appréhender les hommes dans leur siècle qu’il présidera de nombreuses années les prestigieuses Rencontres internationales. « Au début, les séances de discussion entre les conférenciers, les invités et le public avaient lieu dans de petites salles comme l’Athénée, le Théâtre de la Cour Saint-Pierre. C’était une sorte de festival, les conférences et les débats alternaient avec des représentations théâtrales (on accueillait Jouvet, Jean-Louis Barrault), des concerts de grands solistes et de l’OSR. Puis les choses se sont spécialisées, il a fallu se restreindre et trouver de l’argent. » Pour nous aider à mieux saisir les changements survenus ces trois derniers siècles, il écrivit Action et réaction. Un ouvrage qui éclaire sous un jour neuf et aux angles variés notre image du monde, notre conception de la vie, notre philosophie de l’histoire.
Il aime dire qu’il a « nonante » ans. Aussi bien pour l’helvétisme que par coquetterie. L’homme est vert. Il poursuit sans relâche son travail de critique qui a fait sa renommée internationale. Vient de fournir à Zoé D’une fenêtre à Genève. Jean Starobinski s’extirpe de son fauteuil. S’approche du secrétaire où sont alignées ses dernières parutions. Il en saisit une en français (il est traduit dans une quinzaine de langues). Vous dédicace La parole est moitié à celuy qui parle…, entretiens avec Gérard Macé. Vous le tend et vous demande de lui dire ce que vous en pensez quand vous l’aurez lu. On se sent plus léger, moins idiot. C’est la hauteur de cet immense humaniste de vous le laisser croire, en sa compagnie. Tout ce qu’il a apporté à Genève.

Propos recueillis par Serge Bimpage