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feuilleton littéraire
Feuilleton juillet 2007 : Fragments du corps amoureux

A propos de : Le tour du corps en quarante-quatre amants par Isabelle Guisan / Un roman russe par Emmanuel Carrère

Article mis en ligne le juillet 2007
dernière modification le 22 janvier 2012

par Jean-Michel OLIVIER

Journaliste au long cours, bien connue des lectrices de Marie-Claire ou du Temps, Isabelle Guisan avait exploré, il y a dix ans, les méandres du chômage et la vie des Suisses du lointain. Dans un petit livre au titre épatant, Le tour du corps en quarante-quatre amants*, elle plonge aujourd’hui dans la fiction en retraçant le parcours sensuel de Laure, une femme libre qui lui ressemble, sans doute, comme une sœur.

Avec beaucoup de finesse et de sensibilité, Isabelle Guisan tente d’approcher le mystère du corps. Le sien, d’abord. Le plus familier en même temps que le plus étranger. C’est le corps d’une fillette de trois ans qui recherche le regard de son père, et surtout le contact de son corps quand l’orage gronde, ou quand le sommeil ne vient pas. Ce corps surgi de la grotte maternelle, et qui doit se frayer un chemin dans la jungle du monde. Ce corps toujours en manque (de caresses, d’attention) que Laure, au fil des ans, a de plus en plus de peine à maîtriser.
Le corps des autres, aussi. Empreint des mêmes manques et de la même violence. Comme ce jeune homme inconnu qui entraîne Laure dans les caves de son immeuble, l’assied sur ses genoux et s’apprête à commettre l’irréparable. Le corps entraperçu, à peine apprivoisé, des amants de passage. Le corps massif de Jérôme qui l’écrase dans le lit. Le corps de la belle Elena, drapée dans « une grandeur romanesque », qui se délite avec l’âge. Le corps cassé par la douleur qui l’oblige à ramper. Ou le corps qui exulte en plein midi, sur une plage déserte, sous le regard désiré/désirant d’un pêcheur d’éponges. Le désir fulgurant de Mourad, qui la couvre de cadeaux et de fleurs, puis lui transperce le ventre, dans sa chambre d’hôtel, avant de piller sa valise et de faire main basse sur son billet d’avion…

Isabelle Guisan

Soigneusement ordonnés et numérotés, ces « souvenirs corporels » se feuillettent comme un album de photographies intimes. Chaque fragment énonce une impression ou un moment particulier de l’histoire de Laure. Aucune tricherie dans ces évocations ciselées avec précision et poésie : Isabelle Guisan traque la vérité de chaque geste, de chaque regard, de chaque caresse. Tantôt opaque et tantôt étranger, le corps de Laure voyage au gré de ses désirs, en quête d’un ailleurs qui se dérobe sans cesse. C’est ainsi que Laure sillonne le monde entier : de l’Irak au Maroc, en passant par l’Amérique et la Crète, Beyrouth et Bénarès, vivant à folle allure sa liberté de journaliste, en aventurière jamais rassasiée de nouvelles sensations.
Dans la dernière partie du livre, Isabelle Guisan repousse avec force l’image de ces « femmes vieillissantes qui errent sans compagnon dans la vie moderne ». Mais elle sait que sa liberté a un prix. Elle rêve toujours de l’amour de « Michel ». Son corps se fond doucement dans la mer. Elle se dilue dans le son du ressac. Retrouvant, pour toujours, les douceurs de la grotte maternelle.

Le roman vrai de Carrère
Emmanuel Carrère occupe une place à part dans la littérature française. Ses livres — à mi-chemin de la fiction et de l’enquête journalistique — sont toujours autobiographiques. L’Adversaire, paru en 2000 et consacré à l’incroyable affaire Jean-Claude Romand, en était un exemple frappant. Mais avec son dernier livre, Un roman russe**, Carrère va encore plus loin dans son obsession à traquer le mensonge, sous toutes ses formes, et le secret douloureux à trahir. Complexe et haletant, ce faux roman noue ensemble les fils de trois histoires : d’abord, un reportage sur le plus vieux prisonnier de la Seconde guerre mondiale, un Hongrois enfermé en Russie pendant près de 60 ans ; puis l’enquête minutieuse sur le grand-père de l’auteur (le père de la célèbre Hélène Carrère d’Encausse) disparu en automne 1944 et fortement soupçonné de collaboration avec les Nazis ; enfin, les répercutions de ces deux enquêtes sur la vie amoureuse du narrateur : l’effraction de l’imaginaire dans le réel qui déjoue tous ses plans.
Plus on avance dans ce Roman russe, plus on se sent pris au piège — et à la gorge ! D’un reportage en Russie qui pourrait n’être qu’anodin, Carrère en vient à déterrer un secret familial soigneusement gardé dont il va traquer sans relâche la vérité. Et cette quête éperdue va peu à peu mettre sa vie à sac : il perd la femme qu’il aime, et risque de se fâcher avec sa mère (sans doute est-ce pour prévenir ce malheur que le livre se termine par une lettre ouverte à sa mère). Si le mensonge est atroce (pensez à l’affaire Romand), la vérité est insupportable. Et dire la vérité, c’est plonger dans l’horreur et la folie. Jamais, sans doute, Carrère n’aura-t-il été aussi loin dans sa recherche du vrai. On reste sous le choc de ces pages déchirantes (et délirantes), comme, chez Dostoïevski, on tremble à la lecture de certaines scènes de Crime et Châtiment. Mais Emmanuel Carrère va jusqu’au bout de sa folie pour se sauver — quitte à entraîner tout le monde avec lui. On ne sort pas indemne de ce Roman russe qui porte si bien son nom.

Jean-Michel Olivier

* Le tour du corps en quarante-quatre amants par Isabelle Guisan, L’Aire, 2006.
** Un roman russe par Emmanuel Carrère, POL, 2007.