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Festival de Lucerne
Lucerne : Festival 2009

Coup d’œil sur l’édition 2009 du Festival de Lucerne, avec une ouverture en fanfare.

Article mis en ligne le octobre 2009
dernière modification le 17 décembre 2009

par Eric POUSAZ

Qu’est au-juste qu’une star du piano ? Une artiste à l’agenda bien garni dotée d’une technique hors du commun ? Si la définition est exacte, alors il ne fait aucun doute que Yuja Wang appartient à cette catégorie de phénomènes que l’on engage aux quatre coins du monde pour satisfaire l’incessant besoin de nouveautés d’un public avide de sensations fortes.

Dans le programme d’ouverture de édition estivale 2009 du Festival de Lucerne, elle interprétait le Troisième Concerto en ut majeur de Prokofiev avec l’Orchestre du Festival placé sous la direction de son fondateur, Claudio Abbado. La première impression est forte, presque fascinante. A 22 ans, elle dompte le piano avec une énergie dotée de ressources presque inhumaines ; la vélocité du toucher, la régularité de la frappe et l’incroyable sûreté du rythme justifient la pluie de superlatifs qui s’abattent sur les comptes rendus journalistiques paraissant au lendemain de ses prestations. et pourtant, oserai-je dire qu’il est permis de douter de la pertinence d’une telle interprétation ?
Prokofiev a certes écrit une des partitions les plus exigeantes qui se puissent imaginer au plan technique. Mais la virtuosité n’est pas le but final de l’ouvrage : passant tour à tour du burlesque au facétieux, du robuste à l’arachnéen, la partie du soliste demande de l’interprète une richesse de demi-teintes qui échappent pour l’instant à la jeune prodige chinoise. A l’écoute de son jeu, l’auditeur avait l’impression d’entendre une partition de Chopin retouchée par un compositeur du début du 20e siècle : les arpèges glissent d’un coup d’aile feutré sur le clavier, les rythmes ‘marcato’ conservent une légèreté de frappe qui les prive de toute touche coruscante et dès que l’orchestre élève le niveau sonore, le jeu de la soliste disparaît dans un brouillard irisé de notes devenues inaudibles dans le maelstrom instrumental. Au final, voilà une interprétation faite pour surprendre, pour séduire, mais non pour nous faire entrer de plain-pied dans l’univers sonore complexe d’un compositeur encore fortement sous-estimé en ce début du 21e siècle. Rend-on justice à Prokofiev en le transformant en compositeur de salon ? Il est permis d’en douter.

Claudio Abbado

Claudio Abbado, à la tête de ‘son’ orchestre, réalise des prodiges de finesse dans le choix de la nuance appropriée, passant du pianissimo impalpable des cordes aux tutti brutalement éclatants des débordements voulus par le composteur au risque de transformer ce concerto en symphonie avec piano obligé, comme ce fut malheureusement trop souvent le cas.
Le changement d’atmosphère est radical dans la deuxième partie du concert qui est entièrement consacrée à la Première Symphonie de Mahler. Le chef italien orchestre son approche avec l’instinct sûr d’un homme de théâtre qui se délecte des divers effets sonores éparpillés dans cette partition riche en coups de théâtre : ruptures de tons insensées avec irruption de fanfares tonitruantes, musique de ländler enjouée aux tournures de plus en plus grinçantes, appels éperdus des cordes sur lit de cordes ténu avant quelques explosions emphatiques qui cherchent leurs pareilles loin à la ronde dans le paysage symphonique de cette fin de 19e siècle. Dirigeant par cœur, le chef italien ne laisse échapper aucune occasion de théâtraliser le propos pour acheminer son ensemble vers une conclusion triomphante – mais non bruyante ! - qui a tout pour faire délirer le public. La parution prochaine d’un DVD et d’un CD souvenir devrait permettre aux absents de se faire une idée assez précise du talent d’un chef qui a su mieux que nul autre faire sien ce langage si particulier.

Sir John Eliot Gardiner
© Sheila Rock - Decca

Haendel : Israël en Egypte
John Eliot Gardiner s’est présenté à Lucerne avec son Monteverdi Choir et ses English Baroque Soloists pour une exécution mémorable de cet oratorio de Haendel. Mémorable, d’abord parce que les choristes assurent avec crânerie tous les solis vocaux, et surtout parce que le chœur n’a pas son pareil pour radiographier une partition : les voix, d’un éclat et d’une stabilité sans pareils, dessinent d’un trait ferme chaque séquence d’une fugue, chaque lamento murmuré, chaque accent jubilatoire entonné à pleins poumons sans que la difficulté technique n’apparaisse à l’oreille la plus avertie. La fusion des timbres est parfaite, mais n’exclut pas l’individualité des couleurs, comme l’a démontré le défilé des choristes promus pour quelques minutes au rang de solistes. Il est tout simplement rarissime d’entendre l’art du chant choral parvenu à un tel degré de perfection sonore, quasiment instrumentale, avec ce frisson supplémentaire qu’ajoute la précision de l’intonation ou la subite fragilité d’un timbre dont l’apparente défaillance se met au service de l’expressivité. Du côté des instrumentistes, c’est le même aboutissement technique qui transforme cet ensemble de solistes incomparables en instrument docile entre les mains d’un chef qui sait tirer parti de chaque effet d’instrumentation pour éclaircir ou commenter le texte chanté. Tour à tour emportée ou lyrique, la direction de John Eliot Gardiner allie avec bonheur relief théâtral et rutilance orchestrale avec un sens du timing qui transforme cet ouvrage en un incomparable chant de louanges capable d’émouvoir aux larmes l’athée le plus décidé.

Haydn : Les Saisons
On ne saurait imaginer contraste plus frappant qu’entre ces deux partitions chorales : chez Haendel, chaque note recouvre des abîmes de profondeurs insondables ; même les hymnes de gloire sont parcourus de frissons qui annoncent d’éventuelles catastrophes futures. Chez Haydn, la musique se mue en hymne à la joie : ses mélodies respirent la santé et la bonne humeur alors que ses hymnes au Créateur attestent la présence d’une foi inébranlable qui fait taire tout doute.

John Mark Ainsley

Sir Simon Rattle dirigeait le Chœur de la Radio berlinoise et les instrumentistes de la Philharmonie de Berlin avec une fougue juvénile : le chef semblait caresser les motifs descriptifs pour les rendre encore plus parlants jusqu’à les transformer en véritables onomatopées musicales ; il obtenait de ses musiciens un accompagnement d’une incroyable versatilité : le bourdonnement des abeilles ou le bruit des fines gouttes de pluie s’écrasant sur le sol juste avant le formidable orage qui clôt l’Eté sont prétextes à une broderie qui fascine autant par son panache instrumental que par la richesse confondante de sa transcription musicale. Le chœur n’est pas en reste : fort d’une soixantaine de chanteurs, il parcourt un large ambitus de nuances sans que jamais l’impact vocal de son chant ne semble défaillir ; et lorsqu’un tel ensemble s’offre le luxe de murmurer, c’est toute la salle qui semble bruisser à l’unisson.
Le trio de solistes est non moins formidable : le soprano clair aux accents jubilatoires de Christiane Oelze fait corps avec cette musique sans jamais lui conférer une touche trop théâtrale ; le ténor plus discret de John Mark Ainsley s’enrichit de demi-teintes fascinantes pour donner à entendre les émois d’une âme simple et croyante en contemplation devant les merveilles de la nature ; le baryton sonore de Thomas Quasthoff, quant à lui, ajoute comme il convient une touche plus terre-à-terre à ce chant de gloire que l’on inscrit bien trop rarement au programme de nos concerts de ce côté-ci de la Sarine…

Strauss et Brahms
Les Wiener Philharmoniker font généralement l’unanimité auprès de tous les publics : le son si chaleureux de ses cordes, le velouté de ses cors, l’imparable splendeur de chacun de ses vents transforment toutes ses interprétations en moments de rare beauté sonore. Le concert donné dans le cadre du Festival de Lucerne n’a pas échappé à cette tradition. Les variations fantastiques du Don Quichotte de Richard Strauss ont été ainsi abordées avec une grâce et une élégance insurpassables par des musiciens qui semblent se jouer de toues les difficultés techniques. Sous la direction sobre mais diablement efficace de Zubin Mehta, ils ont subtilement transformé cette page parfois redondante en un magnifique guide instrumental pour amateurs de beau son. Les divers moments décrivant quelques étapes essentielles de la vie du héros de Cervantès sont autant de miniatures aux finitions accomplies servant de faire-valoir à des virtuoses au triomphe modeste. Les échanges entre Christian Frohn à l’alto et Tamás Varga au violoncelle sont remarquables par leur suavité autant que par leur loquacité alors que l’orchestre amplifie le débat avec une délicatesse de la meilleure veine. Strauss n’est certainement pas le plus grand compositeur du XXe siècle, mais quand sa musique est présentée dans un tel écrin, le spectateur le plus difficile déclare rapidement forfait et se laisse emporter.

Zubin Mehta
© Oded Antman

Zubin Mehta et les Philharmoniker proposaient ensuite une interprétation somptueuse de la Quatrième Symphonie de Brahms. Moins agressive que de coutume dans le premier mouvement, l’approche du chef indien met d’abord en exergue le raffinement du balancement thématique si caractéristique des premières mesures : les cordes restent transparentes tandis que vents et cuivres ponctuent délicatement le discours comme pour en pérenniser la nostalgie. Les 2e et 3e mouvements se cantonnent eux aussi dans une fourchette de tempi et de nuances plutôt timides, donnant ainsi une couleur plutôt terne à l’exubérance de l’Allegretto giocoso. Loin de limiter le pouvoir expressif de ce mouvement, cette retenue en fait ressortir les aspérités qui semblent ensuite trouver leur légitimité dans la formidable chaconne du dernier mouvement. Grandiose démonstration d’orchestre, ce mouvement a permis aux musiciens de faire admirer une indicible cohésion sonore qui ne laisse de surprendre à chaque rencontre malgré d’innombrables témoignages discographiques. Deux bis de Johann Strauss achevèrent de donner à cette soirée cette inimitable touche viennoise qui fait fondre le cœur de tous les amateurs…

Eric Pousaz