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Festival Menuhin à Gstaad
Gstaad : Grygory Sokolov au sommet

Le Festival Menuhin présentait une superbe affiche, avec de nombreux musiciens de renom, dont Grygory Sokolov.

Article mis en ligne le octobre 2009
dernière modification le 17 décembre 2009

par Eric POUSAZ

Le pianiste russe Grygory Sokolov, qui semble à peine supporter le poids de sa célébrité, arrive au piano presque en s’excusant de sa présence. Après une révérence timide à peine esquissée en guise de salutation, il prend place et se recueille. Dès les premières mesures, le charme opère.

En première partie de programme, le pianiste avait inscrit deux sonates de Beethoven qu’il a jouées sans interruption : l’opus 2 no 2 en la majeur et l’opus 27 en mi bémol majeur. Dans le premier mouvement de la sonate de jeunesse, qu’il interprète avec toutes les reprises, Sokolov crée d’emblée une atmosphère d’instabilité : la coloration des phrases et la variété du toucher donnent un relief nouveau à une structure relativement simple en en renouvelant systématiquement chaque motif mélodique. Un jeu d’une incroyable subtilité place chaque note dans un contexte nouveau – phénomène particulièrement sensible dans les reprises – pour en exprimer une nuance sans cesse retravaillée.

Grygory Sokolov

L’auditeur ne se lasse pas d’entendre à nouveau le motif initial qui apparaît à la fois comme le fondement thématique du mouvement et la marque d’une progression vers l’indicible. Les deux sonates s’écoutent alors comme une vaste fantaisie dont les péripéties sont autant d’étapes vers une approche toujours plus ascétique d’un message que l’interprète nous communique de façon plus intuitive que cérébrale : les tempos sont larges mais non relâchés, la progression paraît hésitante tout en tirant la justification de ses choix esthétiques de son refus de cérébralité ; au terme de cette première partie, l’auditeur a l’impression d’avoir découvert un Beethoven à la fois plus proche et plus disert que de coutume.
De Schubert, Grygory Sokolov jouait la Sonate en ré majeur D 850. Triomphe du sentiment sur l’intellect, cette partition devient ici une longue méditation sur l’instabilité des mouvements de l’âme. A l’encontre d’un Brendel, peut-être plus impérial, le musicien ne recule devant aucun excès pour extraire de la musique la quintessence de ce qui constituera l’esprit romantique : étirements mélodiques, subits effritements de la substance sonore et mise en exergue des chants intermédiaires rendent l’architecture de ces quatre mouvements presque confuse. Mais l’intensité du chant, d’une luminosité toujours exemplaire, et l’impavide vélocité d’un toucher qu’aucune embûche rythmique ne fait vaciller assurent à cette approche une assise d’une péremptoire solidité. Rarement, Schubert aura paru aussi en avance sur son temps avec cette œuvre qui ouvre de troublantes perspectives sur l’évolution future de la sonate romantique. Discutable, comme l’est d’ailleurs toute interprétation qui refuse de se réfugier dans les eaux tièdes du compromis, cette exécution a rappelé que Schubert, longtemps considéré comme moins novateur que Beethoven, a su trouver d’autres voies que son aîné pour faire accéder le piano aux portes du romantisme.
Ce récital grandiose s’est terminé, comme de coutume, par une pluie de bis. Etait-ce bien nécessaire après l’ascension de ces trois sommets incomparables ?

Valery Gergiev : le goût de l’emphase
Le chef russe Valery Gergiev venait pour la première fois à Gstaad pour deux concerts avec le London Symphony Orchestra dont il est le chef attitré depuis deux ans. Ses deux concerts, riches en contrastes, faisaient la part belle à la démesure instrumentale dans les deux pages strictement symphoniques qu’il avait inscrites au programme : la Symphonie No 9 d’Anton Bruckner et la Symphonie No 11 dite ‘L’année 1905’ de Dmitri Chostakovitch.

Valery Gergiev
© Johann Ljungstroem

Bien que fort différentes par leur atmosphère comme par leurs aspirations, ces deux ouvrages monumentaux possèdent en commun le goût de la construction symphonique en crescendo, le culte de robustes tutti instrumentaux tonitruants et un penchant certain pour les violentes oppositions de climats avec de subites césures suivies d’une autre séquence mélodique au matériau thématique soudain complètement renouvelé. Le chef a donné de ces deux partitions des interprétations qui enthousiasment à défaut de convaincre sans réserve. Le monde torturé de doutes de Bruckner bénéficie d’une peinture à larges traits, al fresco serait-on tenté d’écrire : les cordes vibrent à l’unisson avec une véhémence brûlante, alors que les cuivres bruissent ou explosent dans un formidable unisson d’une perfection formelle éblouissante ; quant aux vents, ils sculptent tout en finesse les motifs délicats qui forment contrepoint avec les lignes mélodiques appuyées confiées aux cordes. S’il est une image convenue qui convient parfaitement à pareille interprétation, c’est bien celle de cathédrale sonore. Mais ce bâtiment est-il vraiment habité ? On peut en douter à entendre la volupté que met le chef à détailler chaque motif mélodique au détriment, parfois, d’une atmosphère qu’on souhaiterait moins spectaculaire, plus recueillie.
Rien de tel, par contre, dans la symphonie de Chostakovitch. Ici, le compositeur utilise jusqu’à plus soif un nombre restreint de formules musicales qui sont censées traduire l’insupportable et oppressante attente de l’écrasement final ici symbolisé par de délirantes marches militaires. En peintre passionné, Valery Gergiev ne recule devant aucun effet appuyé pour rendre l’attente, la peur rampante des victimes des tragiques événements de 1905 en Russie. L’orchestre se déchaîne sans scrupule dans les 2e et 4e mouvements alors que dans l’interminable introduction dépeignant un vertigineux espace qu’on imagine vide et glacé, les instrumentistes se muent en délicats aquarellistes dont les teintes s’assombrissent toujours plus au fil de la progression des lointains bruits de bottes qui se rapprochent. Impeccable en chaque instant de cette longue fresque de près d’une heure jouée sans interruption, le London Symphony fait honneur à sa réputation et s’impose comme un des meilleurs orchestres européens du moment.

Joshua Bell
© Mark Shapiro

Deux pages plus riantes ouvraient ces deux concerts : avant Bruckner, Joshua Bell proposait une version élégiaque du Concerto de violon en ré majeur de Brahms. Son jeu d’une élégance rare est magnifiquement soutenu par un orchestre et un chef qui se mettent discrètement à son service pour assurer un maximum d’impact à une interprétation qu’il veut plutôt lyrique La fusion parfaite des timbres et l’élasticité d’une assise rythmique orchestrale de premier ordre permettent ainsi au violoniste de s’imposer sans avoir à forcer le trait virtuose. Le soir suivant, le hautboïste suisse Emanuel Abbühl proposait du deuxième Concerto en ré majeur de Richard Strauss une version d’un fini impressionnant lui aussi. Cette courte page a dû paraître certes presque déplacée en l’année 1945 de sa création au lendemain de la guerre meurtrière que l’on sait ; pourtant, ce délicat hommage à l’insouciance de surface de la musique baroque nous vaut un de ces rares moments de bonheur absolu qui semble arrêter le temps au fil de volutes mélodiques d’une indicible pureté de ligne. Le soliste s’y montre parfait d’aisance tout en tirant le maximum d’expressivité d’un instrument qui, confié à un musicien moins expert, a vite tendance à lasser par son incessant babil. De nouveau, Gergiev et son orchestre se montrent d’une discrétion parfaite et assurent à cette entrée en matière inattendue un triomphe mérité.

Haydn : The Creation
Il est rare d’entendre en nos salles de concert la Création de Haydn en version anglaise. Paul McCreesh, accompagné de son Gabrieli Consort and Players a relevé le défi avec panache en offrant de cette partition une exécution hautement dramatique pour marquer les deux cents ans de la mort du grand compositeur viennois.

Robert Murray, ténor
Photo Sussie Ahlburg

On peut certes préférer une approche plus solaire, moins heurtée de cet ouvrage riche en séquences descriptives ; mais la diversité des effets autant que la richesse des trouvailles instrumentales ont trouvé en ce chef anglais un avocat véhément. L’effectif des cordes de l’orchestre est pourtant trop réduit : cuivres et surtout timbales sont presque assourdissants lorsqu’ils ponctuent le discours de leurs énergiques envolées. La fourchette des tempi est large, d’une extrême lenteur dans l’exposé du chaos initial comme dans l’introduction à l’air d’Uriel au début de la 3e partie ; les éléments bucoliques sont certes plus enjoués, mais l’atmosphère reste plutôt au recueillement qu’à la joie débordante jusque dans le duo où Adam et Eve rendent grâce à Dieu de leur bonheur. Le trio de solistes est inégal : le grave usé de Dietrich Henschel, entendu en meilleure forme dans le dernier Tannhäuser du Grand Théâtre, peine à se faire entendre dans l’évocation des animaux sauvages même si l’octave supérieure conserve sa splendeur d’antan ; Robert Murray, venu en renfort à la dernière minute, fait valoir une voix de ténor chaleureuse, riche en inflexions subtiles qui trouvent pleinement à se révéler dans des séquences de récitatifs d’une plasticité parfaite. Mais c’est le soprano suédois Camilla Tilling qui emporte la palme avec sa voix claire qui semble illuminer de l’intérieur le chant élégiaque que le compositeur réserve à cette voix. Brillant mais vibrant, son chant exulte une joie communicative qui soulève un enthousiasme sans réserve.

Andris Nelsons : une star de demain ?
Le chef letton Andris Nelsons a fait de brillants débuts lors du concert de clôture de l’édition 2009 du Festival Menuhin à Gstaad. Il dirigeait le City of Birmingham Symphony Orchestra que Sir Simon Rattle a conduit aux plus hauts sommets dans les débuts de sa carrière. Il accompagnait d’abord le pianiste russe Arcadi Volodos dans une exécution tout en angles aigus du Concerto no 2 en si majeur de Brahms : le pianiste empoigne la partition avec une énergie impatiente dès les premières notes fort peu rêveuses des mesures initiales. La dimension solaire, presque tellurique du compositeur allemand est mise en exergue par un jeu extraverti, d’une éloquence volubile mais peu encline à la demi-mesure. La virtuosité s’affiche comme une gourmandise que les doigts du pianiste savourent sans retenue : un jeu d’une vertigineuse agilité manifeste la volonté déterminée du pianiste d’ancrer cette musique dans une atmosphère où le panache exhibitionniste le dispute à une sentimentalité qui s’épanche sans gêne. Le spectateur est étourdi, croule sous une avalanche de notes puissantes qui trouvent, dans l’orchestre, un écho qui ne donne pas dans la retenue non plus. On peut préférer une approche plus apollinienne de cet ouvrage, mais, en salle du moins, il est difficile de se soustraire à la magie d’un art pianistique qui prend tous les risques et les surmonte avec un tel panache.

Andris Nelsons
Photo Andrian Burrows

Dans la Cinquième Symphonie en mi mineur de Tchaïkovsky, le chef fait sonner l’ensemble anglais comme un orchestre russe : les cuivres rutilent, les cordes s’épanchent et les vents rivalisent de volubilité dans leur verbiage continu. La fourchette des nuances est d’une amplitude inhabituelle, avec des déferlements étincelants (notamment dans le dernier mouvement) qui frisent le vacarme assourdissant. Mais le style musical si enclin au déballage du compositeur trouve dans une telle exécution une forme de raison d’être qui ne tarde pas à convaincre. Loin des tournures plus pudiquement romantiques qu’aimait à y faire entendre un Karajan, par exemple, ce style d’interprétation redonne à cette page une verdeur dans l’outrance qui en souligne la modernité. Finalement, Mahler n’est pas si loin de cette symphonie où la mélancolie s’affiche ouvertement comme une maladie nerveuse ! Le brio d’un orchestre superlatif, qui relègue impitoyablement dans l’ombre les prétentions de certains de nos ensembles symphoniques, achève de rendre mémorable une interprétation auquel les habitués du festival risquent de faire encore longtemps référence.

Eric Pousaz