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Avignon 2009 : Concordance des mots et des combats - [Arts-Scènes]
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Festival d’Avignon
Avignon 2009 : Concordance des mots et des combats

Commentaires sur : Angelo, Tyran de Padoue, Description d’un combat, La Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres et Les Inepties volantes.

Article mis en ligne le septembre 2009
dernière modification le 29 septembre 2009

par Bertrand TAPPOLET

Le 63e Festival d’Avignon a remis le récit au cœur de ses gestes artistiques, tout en interrogeant le rapport entre théâtre et cinéma, d’une part, narration théâtrale et témoignage de l’autre.

Mélodrame pré-féministe
Angelo, Tyran de Padoue est une pièce méconnue de Victor Hugo. Le grotesque et le vaudeville y ont rendez-vous avec le sublime. En cette soirée de 1549, Angelo, le podestat, règne sur Padoue. Sa femme, Catarina, se tient dans sa chambre, enfermée par ses soins et semble retourner ses tourments dans un sommeil agité. Dans un espace concomitant, champagne et cocaïne coulent à flot. Angelo donne une soirée en l’honneur de sa maîtresse, La Tisbe, célèbre comédienne du moment. « C’est une ronde sentimentale à la Musset avec une forme en souricière », relève son metteur en scène Christophe Honoré. Tout est en place pour le drame. Angelo, informé par un espion que sa femme a un amant, la condamne à mort. La Tisbe, folle amoureuse de Rodolfo, apprend que celui-ci aime Catarina. « Ce n’est pas de l’amour. Ce n’est pas de la haine, c’est un amour qui hait », entend-on.

« Angelo, tyran de Padoue » selon Christophe Honoré
© Christophe Raynaud de Lage

Pour ce mélodrame des erreurs, le cinéaste et écrivain Christophe Honoré a pensé cinéma, en concevant l’intrigue comme le tournage d’un long métrage. La scène se déploie en trois niveaux étagés d’échafaudages, alors que différentes pièces coulissent à l’horizontale, comme autant de sets. La scénographie emprunte ainsi au cinéma ses accessoires et techniciens, dont un preneur de son espion, au fil d’une mise en scène flottant avec une décontraction assez désarmante entre ses enjeux souvent fuyants.
Au fil de la pièce, les actions sont toujours moins cadrées et spatialement circonscrites, dépendantes qu’elles sont d’un hors champ envahissant. Angelo (Marcial di Fonzo Bo) est un sautillant satrape, volontiers désinvolte, mais rattrapé par son écrasante jalousie, qui joue les Tony Soprano. Tyran domestique surtout. La prude Catrina (Emmanuelle Devos), qui croit sa mort venue, lors qu’elle n’a avalé qu’un somnifère (la référence détournée à Roméo et Juliette est dans toutes les mémoires) recueille les derniers instants de l’hétaire, La Tisbé (Clotilde Hesme, remarquable).

Mon combat
A mi-corps entre long lamento et déploration tragique, Description d’un combat, chorégraphie de Maguy Marin, d’après Hugo et Homère entre autres, permet à neuf interprètes, filles et garçons, de s’appuyer, dans un lent rituel de dévoilement de strates auprès d’un paysage avant et après la bataille, sur des textes qui disent la guerre. Fruits de voix enregistrées et amplifiées, ces grands écrits épiques sont comme passés au tamis de timbres essentiellement monocordes, évacuant lyrisme, pathos et densité émotionnelle. Pour un travail sur le souffle et les rythmes multiples. Intertextualité avec également des partitions de Lucrèce, Kleist, Péguy, Pound et jusqu’à Elisabeth 1ère d’Angleterre ou Dolores Ibarruri, la "passionaria" des communistes espagnols.

« Description d’un combat », chorégraphie de Maguy Marin
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Sur une scène traitée comme une peinture de genre avec ses clairs-obscurs, sa pénombre fuligineuse, des figures hiératiques se déplacent lentement. Elles se drapent dans des plis de tissus ou d’étoles ramassées, comme autant de couches de sédimentation : du carmin pourpre mêlé à l’or des débuts au bleu maritime de la fin en passant par de longues robes, tour à tour rouge sang et or armure, des bannières aussi. Avant de révéler complètement 27 armures de chevaliers échouées sur les hauts-fonds de l’histoire. Un parti pris de répétition avec variation de même mouvement et du creusement univoque d’une seule idée force, d’un seul sillon scénographique, déjà présent dans la dramaturgie de deux créations antérieures : Turba et Umwelt. « On a l’impression d’un gâchis terrible de ces corps ayant sacrifiés leur courte vie. Et sur lesquels l’on marche avec une sorte d’indifférence, tant l’on s’adapte aux choses, relève Marin. Les voix souterraines, celles qui ses battues, sont enfouies. D’où l’envie de travailler sur cette dimension. Il y a une forte urgence à faire ressurgir des voix étouffées, de dire le sacrifice, de ne pas être amnésique. »

Chronique de sièges
Des tailleurs de pierre au travail au chœur de la carrière Boulbon pour accueillir une adaptation scénique de la chronique écrite entre 75 et 79 ap. J.C. de Flavius Josèphe, général juif capturé par les Romains au Ier siècle et devenu chroniqueur : la prise de Jérusalem (75), le suicide collectif des réfugiés de la citadelle de Massada (73) et la condamnation à l’exil du peuple juif. Les passerelles avec le contemporain ? Le serment que prêtent aujourd’hui les soldats de Tsahal est : « Massada ne tombera pas une nouvelle fois » ; les affrontements d’alors peuvent évoquer sous certains aspects ceux d’aujourd’hui – à fronts renversés – entre Israéliens et Palestiniens.

« La Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres » du cinéaste israélien Amos Gitaï
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Pour La Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres, oratorio avec des passages récitatifs reprenant des éclats du récit de Joseph, l’intelligence scénographique du cinéaste israélien Amos Gitaï est d’avoir laissé les parois abruptes du site avignonnais tutoyer le souvenir des paysages bibliques de Judée et les murailles de Jérusalem. Sous formes d’échafaudages tubulaires, Gitaï y adjoint plusieurs tours de sièges métalliques devenant par instants espace de jeu. Des braseros s’embrasent évoquant les cités révoltées puis asservies.
Fourmillant de détails, ce récit nous est passé sur le ton grave et parfois las par Jeanne Moreau, à la fois confidente et distante, assise à une mince table posée sur une estrade, vêtue de blanc et de bleu, couleurs du drapeau israélien. Presque immobile, impassible et irradiante, la comédienne qui était déjà là au premier Festival en 1947, incarne Josèphe avec une épure désarmante, en faisant coulisser ses regards. Tout se joue dans un registre ténu : une tête ou une main relevées participent à relancer le récit et en dessiner l’architecture. Tournant les feuillets de la chronique, elle est sa voix rocailleuse, halée de bronze. Mais d’une profondeur de sortilèges, comme une sonate au violoncelle, rehaussant de son vibrato hypnotique, sensuel, un texte froid et dénué d’émotion.

Guerre civile
Le Martiniquais Franz Fanon écrivait dans les années 60 : « L’Afrique a la forme d’un revolver dont la gâchette se trouve au Congo. » L’auteur et comédien Dieudonné Niangouna a survécu à plusieurs guerres civiles (1993-94, 1997 et 1998-2000) qui auraient fait près de 3 millions de morts au sein de son pays, la République du Congo. La région est difficilement accessible et ses horreurs sont rarement rendues publiques. La pièce Les Inepties volantes soulève le linceul d’une réalité insoutenable. Là où les puissances occidentales semblent n’avoir qu’à peine remarqué la catastrophe. « J’ai l’impression de sortir des jets de cadavres, 150 images par seconde », dit de manière hachée le comédien.

Le compositeur et accordéoniste Pascal Contet, qui accompagne « Les Inepties volantes » du comédien Dieudonné Niangouna

Lors du dernier conflit civil, Niangouna est fait prisonnier par des rebelles et séjourne un an et demi en forêt dans un extrême dénuement. L’un des miliciens lui sauve la vie. Porter témoignage ? Le dramaturge entretiendra longtemps un sentiment de culpabilité de survivant. Il conçoit Les Inepties volantes comme un retour au pays natal des ténèbres, là où aucune trace ne semble demeurer des exactions et massacres passés. Comme viatique dans sa fuite, il aura les mots d’Aimé Césaire, des poètes et écrivains de la négritude. Mais il égrène aussi d’autres noms, semblable à un vivant ossuaire charpentant sa fragile existence au milieu de la désolation. Parmi eux, le Congolais Sony Labou Tansi et le Malien Amadou Hampâté Bâ (auteur de la phrase prononcée devant l’Unesco : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle »). C’est l’écriture qui est salvatrice, menée sur les vêtements de Niangouna, en dépit de ses tortionnaires, au fin fond de la forêt.
De station en station sur le plateau, se déploie un style émotionnel, qui n’est pas sans évoquer celui à cadrages multiples et denses figures de rhétoriques de Céline, apte à prendre de court les défenses psychiques et la vigilance rationnelle du spectateur. « Tout me sort par la tête » : Niangouna se fige à contre-jour d’une rangée de néons verdâtres, empaume une diagonale avant de se poser devant une fosse figurée par un rectangle bleu luminescent. Ou de se projeter violemment contre une paroi de tôle ondulée. Pour dire la barbarie d’un affrontement civil entre deux clans, les « Ninjas » rebelles rêvant de « créer une empire de sans bras » et les « Cobras », dont les civils sont les principales victimes. Les « Ninjas », dont le chef de guerre aimait à couper les bras des ennemis ou de ceux qui désobéissaient, « les mettre en marcel ». Niangouna éjecte les mots drus, aigus de sa gorge, scande des images de désastre sur le fil de sa voix qui chante, slam, s’affole dans le débit. D’une même respiration, elle rejoint les rythmes erratiques, feulements et sampling ciselés par le compositeur et accordéoniste Pascal Contet.

Sacrifice en questions
Autour de l’histoire vraie de la famille d’Apolonia Machczynska-Swiatek, femme polonaise exécutée pour avoir dissimulé des juifs durant la Shoa, Krzyszstof Warlikowski tisse des liens entre l’Holocauste et la tragédie antique. Pour se faire, il croise les fragments d’œuvres d’Euripide et d’Eschyle avec des textes d’Andersen, John Maxwell Coetze, Hanna Krall ou Jonathan Littell. Participant d’une réflexion menée autour de la notion de sacrifice, répartie entre victimes et bourreaux, (A)pollonia convoque les figures de Clytemnestre, Admète, Agamemnon, Alceste, Oreste, Apollon, Thanatos et Héraclès.

« (A)pollonia » selon Krzysztof Warlikowski
© Magdalena Hueckel

Somptueusement filmées et cadrées live en noir et blanc avec de brefs passages à la couleur, les héroïnes douloureuses et déchirées semblent sortir de films de la Nouvelle Vague (on entend quelques éclats de dialogues godardiens). Mais aussi de drames griffés par Antonioni, d’épiphanies à la Kieslowski ou de l’énergie vénéneuse du jeune cinéma polonais. Les héros sont cow-boy se rasant, tueur en série introverti et méticuleux, bloggeur, qui en burn-out, qui barbotant en baignoire et se faisant saigner au rasoir. En mosaïque, leur image apparaît, les montrant chattant ou dialoguant sur tweeter, MSN ou « Chiottes TV ». Divisé en deux parties, le spectacle se compose d’une douzaine de séquences – après un bouleversant prologue situé dans le ghetto de Varsovie en 1942 avec enfants marionnettes déportés ensuite à Treblinka – dont les enchaînements, les prolongements et les frottements peuvent susciter un vivant débat.
Une intertextualité foisonnante et arborescente perle ainsi au fil de la pièce. Sacrifice des innocents, qu’ils soient enfants juifs partis en fumée dans les camps Nuit et brouillard ou bambins allemands morts sous les bombes durant la Seconde Guerre mondiale. Exit ici la singularité historique de la Shoah. Sacrifice de victimes innocentes encore avec le grand massacre toujours actuel d’animaux exécutés de manière industrielle sur l’autel de consommateurs par trop inconscients de leur privilège totalitaire d’être au sommet de la chaîne alimentaire. L’"Elisabeth Costello" de J. M. Coetzee est ainsi convoquée sur scène pour une conférence controversée mettant en parallèle l’extermination des Juifs à Treblinka et l’holocauste d’animaux.

Bertrand Tappolet