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Festival d’Avignon 2008
Entretien : Romeo Castellucci

Le metteur en scène Romeo Castellucci nous parle de son parcours, de son travail et de ses projets.

Article mis en ligne le mai 2008
dernière modification le 13 juin 2008

par Ann SCHONENBERG

Avec Valérie Dréville, Romeo Castellucci est cette année l’invité d’honneur du 62e Festival d’Avignon. Ce metteur en scène discret et magnétique revient sur son parcours, son travail et ses projets. Rencontre.

Pour commencer, pourriez-vous nous parler de votre parcours un peu atypique, de vos études d’agriculture et de peinture ?
Mon adolescence a été marquée par des études d’agriculture mais à un certain moment je me suis rendu compte que je m’étais trompé, même si j’aime beaucoup ce domaine. Je suis tombé amoureux de l’histoire de l’art que j’ai beaucoup étudié. Après, j’ai intégré le lycée artistique à Bologne puis les Beaux-Arts, où j’ai étudié la scénographie et la peinture. A vrai dire, j’ai joué au théâtre dès mon enfance, le théâtre est devenu un métier sans aucune conscience, sans que je prenne aucune décision. Je suis tombé dans le théâtre. 

Dans votre livre Epitaph, Frie Leysen dit de vous que vous comparez la violence du théâtre avec celle des greffes pratiquées dans l’agriculture. Par exemple, celle du dépouillement des branches d’un arbre afin de permettre au tronc de recréer de nouvelles pousses, de nouvelles substances... L’agriculture tient-elle une place importante dans votre travail ?
Oui, parfois dans le langage, mais je dirais seulement à un niveau métaphorique, pas en réalité. J’aime beaucoup le travail d’invention que j’ai vu chez les paysans parce que l’agriculture est un monde plein d’inventions, il y a un côté créatif je dirais. Et parfois c’est un monde dur.

Romeo Castellucci
© Christophe Raynaud de Lage

En 1981, vous créez la Societas Raffaello Sanzio.
Nous disons 1981 mais en réalité le travail a commencé bien avant…

Comment cette compagnie fonctionne-t-elle ? Vous en êtes le noyau ?
Il y a un noyau artistique composé de moi-même, de ma sœur et de ma femme. Il s’agit d’un noyau familial même si la famille n’est pas un objectif. Nous sommes les trois réunis parce qu’il y a le théâtre. Nous avons trois parcours différents, nous allons chacun dans une direction. Claudia, ma sœur, travaille surtout sur le mouvement, sur la danse mais pas comme une discipline chorégraphique, elle dirige une école de ballo et de philosophie. Il s’agit de faire un mouvement sur un rythme à partir de la philosophie et parfois le contraire. Elle travaille exclusivement avec des adolescents. Chiara, ma femme, travaille surtout dans le domaine de la voix, elle dirige une école qui travaille sur la voix, avec certains outils électroniques mais surtout sur la voix naturelle, c’est un projet assez large et complexe.

Vous travaillez à Cesena, votre ville d’origine, en famille. Pouvons-nous dire que vous travaillez de façon particulière, en reclus ?
Non pas vraiment. Au début, je vivais à Rome mais j’ai vite compris qu’il n’y avait aucun sens à être dans une grande ville, au contraire il y avait une énormité de temps perdu, aucune forme d’énergie pour moi, pour mon travail. Je ne peux pas vivre dans une grande ville, je ne peux pas accepter de perdre deux ou trois heures dans une voiture. Je préfère les petites villes, pour travailler c’est la condition idéale. Pas de consolations, pas de distractions !

Comment travaillez-vous ? Comment toutes vos idées viennent ? Vous restez enfermé…
Oui, mais il s’agit d’un accueil des idées, les idées sont des choses… Qu’est-ce qu’une idée ??? Parfois elles arrivent quand je suis au téléphone… c’est bizarre. Il faut être en écoute tout le temps. Dans tous les moments de la journée, il faut être attentif, prêt à capturer l’idée. Je n’ai aucune méthode, aucune discipline. Mais c’est vrai que c’est un travail quotidien. J’ai un petit cahier, je prends beaucoup de notes, j’écris beaucoup, c’est ma façon de travailler. Chaque jour je dois écrire, c’est vital.

Vous travaillez les trois ensemble ?
Non, jamais nous ne travaillons ensemble. Il y a toujours une confrontation, un discours, un échange au niveau de la philosophie. Mais ce n’est pas possible de mettre ensemble trois cerveaux. C’est impossible pour nous. Pour les autres je ne sais pas. Ce n’est pas un travail collectif. Pour nous, pour moi, la matière c’est les idées. Les idées sont beaucoup plus importantes que les répétitions par exemple. Je ne crois pas aux répétitions comme à un moment de création.

Dites-vous cela parce que chez vous le texte n’est pas central, en tout cas il ne l’est pas dans vos dernières créations… ?
Non, nous avons travaillé avec beaucoup de texte. Nous avons fait des spectacles avec uniquement du texte. Par exemple Voyage au bout de la nuit. Même dans Jules César et dans Orestie il y avait beaucoup de mots. Et parfois il n’y a aucun mot. Le problème de la présence du texte est un faux problème, je crois. Le problème c’est toujours les idées.

Il est difficile de mettre des mots sur votre travail car il fait plus appel à nos sens qu’à la raison. Comment pourriez-vous le définir ?
Justement, les sens, la sensation du spectateur en particulier, sont importants, pas ceux de l’artiste. Nous pouvons parler des sensations à partir du spectateur. L’artiste doit devenir transparent d’une certaine façon sinon ça peut devenir un obstacle entre le spectacle, les images et le spectateur. Il doit être un courant entre le plateau et le spectateur, l’artiste, lui, doit disparaître. Les sensations sont des choses qui prennent tout le corps des spectateurs, pas seulement le ventre, mais aussi les jambes, ou même la tête. Il ne s’agit pas de faire des spectacles sensationnels. Ils sont toujours montés, dessinés avec des règles logiques. Je crois dans la logique de la forme. Il ne s’agit pas d’un nouveau surréalisme par exemple. Pas du tout. Je n’aime pas le surréalisme. J’ai besoin d’une logique, d’une logique de la forme. Donc il faut trouver exactement, comme une formule, la voie, la trajectoire chaque fois différente de la forme. Si la forme est précise, on peut toucher l’intimité et la sensation du spectateur. C’est un problème géométrique. Ça doit être absolument construit et dessiné pour tomber dans l’intimité et dans l’individualité du spectateur.

En effet, ce qui est assez fou dans vos spectacles, c’est qu’ils sont à la fois particuliers, singuliers, étranges et à la fois si proches de l’homme. Un spectateur réceptif assiste à quelque chose qu’il a au fond toujours connu.
Exactement, parce que les images que j’utilise appartiennent à tout le monde. Il s’agit de dessiner, de faire des trajectoires entre différents points, les différentes figures, pour former une sorte de constellation. C’est comme avec les étoiles, on peut former différents dessins, mais les étoiles, les points, sont toujours là. Et c’est pour ça que le spectacle, le théâtre c’est quelque chose qui regarde le spectateur plutôt que le contraire. Je vais au théâtre pas pour voir un spectacle mais pour être regardé par le spectacle. J’aime être devant une pièce de théâtre, un tableau, et être vu par l’œuvre. Quand je ressens ça, je suis « dénoué » par l’œuvre, je suis touché et parfois scandalisé. Il y a un rapport direct entre moi et l’œuvre. Parfois une invasion, une infraction. Parfois il y a un écoulement de sensations très douces, parfois très directes. Il s’agit toujours d’un courant, le spectacle n’est pas un objet qu’on peux retourner. Ce n’est pas si simple, ce n’est pas une illustration. C’est beaucoup plus compliqué. Mais ce n’est pas un objet.

Quelles sont les personnes qui vous ont influencé ?
Il y a beaucoup d’artistes. Il y a une liste énorme. Surtout des écrivains, des peintres. Je pense à Vélasquez, Caravage, Duchamp, Spinoza, Dante… c’est une liste infinie.

Justement vous parlez de Dante. Dix ans après votre premier spectacle au Festival d’Avignon vous y êtes cette année présent en tant qu’invité d’honneur avec un triptyque inspiré de La Divine Comédie de Dante. A la conférence de presse du Festival, vous avez dit être surpris de cette invitation. Mais au fond ça semblait assez logique…
C’est vrai que ça fait dix ans que je suis à Avignon. Il y a une confiance énorme entre moi et ce festival. C’est un laboratoire unique au monde par rapport à la pensée du théâtre et à la relation entre le public et l’œuvre. J’aime beaucoup ce défi, il s’agit d’un grand défi.

Vous avez dit avoir choisi La Divine Comédie car c’est pour vous un projet hors représentation. Et justement votre travail pose la question de comment en finir avec la représentation… Alors, de quelle manière allez-vous mettre des images sur quelque chose d’irreprésentable ?
C’est ça le problème, le plus intéressant. Je dois dire d’abord que la chose vraiment puissante de Dante dans La Divine Comédie c’est la présence de Dante dans la représentation. Parce que Dante peut voir et en même temps être vu. L’artiste, pour la première fois, est dans la représentation. Donc c’est la représentation d’un panorama imaginaire et en même temps la représentation de l’artiste, de la limite de l’artiste. Plusieurs fois Dante écrit qu’il n’est pas capable de parler devant ça : dans l’enfer, dans le purgatoire, surtout dans le paradis. Il n’est pas capable. Il écrit la limite de l’art. L’idée de l’impossibilité est déjà dans La Divine Comédie et donc, pour moi, ça a été comme un effet miroir. Le thème même de la Divine Comédie devient impossible, la représentation du mal absolu par exemple et de Dieu, c’est impossible pour Dante. Pour moi, les deux sont impossibles même en dehors de La Divine Comédie. C’est un autre objet impossible. Tout cela est un combat, une bataille de la forme pour échapper au monde de l’illustratif. Ce n’est pas possible de montrer les condamnés dans l’enfer. Absolument impossible.

Alors comment allez-vous le faire ?
Curvando lo sguardo. En courbant le regard. Tout d’abord devant le problème que représente l’enfer. Il y a premièrement le nom. Qu’est-ce que l’enfer ? Qu’est-ce que ça veut dire au-delà de la représentation du Moyen Age. J’ai donc courbé le regard, je suis allé derrière pour voir le problème de Dante, dans ce cas-là être Dante. Dante a eu ce même problème. Qu’est-ce que l’enfer ? Qu’est-ce que le purgatoire ? Il s’est posé les mêmes questions. Et il a commencé à voyager dans l’imaginaire, dans l’imagination. C’est la première œuvre d’imagination dans l’histoire occidentale. Je dois prendre la position de Dante, il faut « courber » le problème de l’irreprésentabilité, aller au-delà de la représentation justement. Il faut penser le titre, simplement. Ce n’est pas simple mais ces trois mots, enfer, purgatoire et paradis, sont trois portes qu’il faut passer, comprendre ce que ça veut dire aujourd’hui au-delà du voyage métaphysique. De plus, qu’est-ce que la métaphysique de ces mots ? C’est plein de questions. Par exemple, pour moi, l’enfer ce n’est pas la guerre en Irak, c’est beaucoup plus subtil, c’est un mot qui nous interroge tout le temps, tous les jours. Il faut découvrir ce que c’est. Parmi nous et en soi-même. C’est la même chose pour le purgatoire et le paradis.

Vous dites que vous allez vous mettre dans la position de Dante, à la fois voir et être vu. Serez-vous sur scène ?
Un tout petit moment. Un peu comme Hitchcock. C’est important, comme je ne suis pas un acteur. Je ne vais pas jouer, je serai sur le plateau en tant que Romeo Castellucci juste un instant au début du spectacle. Je veux maintenir une référence à l’enfer au début et à la fin. Le début de l’enfer, c’est un poète, Dante, qui est perdu dans la forêt, dans le noir et il rencontre trois bêtes qui le repoussent dans l’obscurité. Il est obligé d’assumer l’obscurité pour commencer son chemin et je veux me référer à cela. La Divine Comédie commence avec un moi, la figure de Dante qui « au milieu du chemin de notre vie », a une sorte de crise, il doit faire ce chemin sans l’avoir choisi. Il est tombé dans le noir et il n’y a aucune motivation, aucune réponse à cela. Le lecteur ne comprend pas pourquoi il est dans la forêt, Dante ne parle pas de ce qui s’est passé avant. C’est une forme de condition initiale pour l’artiste, pour imaginer un autre monde, un autre langage.

Comme vous le faites dans votre théâtre…
Oui, c’est pour ça que Dante est pour moi une référence parmi les autres.

Et après le Festival, vous avez sûrement beaucoup d’autres projets ?
Le projet du Festival va déjà durer deux ou trois années en tournée. Mais oui j’ai déjà un autre projet, c’est peut être un peu tôt pour en parler, c’est un projet musical, un opéra…

Avec vos spectacles vous allez dans le monde entier mais vous n’êtes pas souvent venu en Suisse…
Je suis venu à Zurich plusieurs fois mais cette année nous allons venir à Genève avec l’Inferno, dans le cadre du Festival de la Bâtie. C’est à Genève que nous représenterons pour la première fois l’Inferno « on stage » après Avignon. Le Festival de la Bâtie est d’ailleurs coproducteur du projet de La Divine Comédie, c’est important de le dire !

Propos recueillis par Ann Schonenberg