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Festival d’Avignon
Avignon, Festival : 42e édition

Quelques pistes pour cerner le Festival d’Avignon 2008, et entretien avec Hortense Archambault.

Article mis en ligne le juillet 2008
dernière modification le 11 août 2008

par Bertrand TAPPOLET

Raconter dans un au-delà des mots. Outrepasser les images dans un exercice de vision affutée. Arpenter des territoires improbables placés sous le signe de l’inouï ou de l’inattendu. Stimuler et harponner l’intelligence critique de tout regardeur. Considérer la création culturelle telle « un bien public inaliénable et qu’il faut accompagner sa production et sa diffusion en dehors des seules lois du marché, dans une démarche de solidarité et de partage », écrivent Hortense Archambault et Vincent Baudriller au seuil du 42e Festival d’Avignon.

Si le théâtre est l’expérience d’un autre temps, il semble faire écho de loin en loin dans les propos des chevilles ouvrières du Festival aux interrogations d’une autre époque. Soit au double mouvement de Mai 68, où l’on voyage en permanence d’une histoire pleine (des réalisations) à l’idée d’une histoire suspensive (des non réalisations, des relectures critiques, des imaginaires simplement énoncés).

Hortense Archambault
Photo : Christophe Raynaud de Lage

Transversalité
Il y a dans les intentions affichées par les deux directeurs du 62e Festival d’Avignon, la trace des écrits de l’Allemand Hans-Thies Lehmann sur le théâtre post-dramatique. Un appel à la transgression des genres, en matière esthétique, à laquelle fait écho une redéfinition des statuts d’auteur et de metteur en scène, l’un et l’autre n’étant plus dans un statut de dépendance réciproque, et se confondant même. Une « galaxie Gutemberg », qui recherche d’autres formes d’adresses, de paroles pour ce qui advient en société, en communauté. Au lieu de représenter une histoire avec des personnages qui apparaissent et disparaissent en fonction de la logique de la narration et du récit, ce théâtre se déploie sur un canevas fragmenté. Il combine des styles disparates et s’inscrit dans une dynamique de transgression des genres ou de transversalité entre ceux-ci. La chorégraphie, les arts plastiques, le cinéma, les différentes cultures musicales, la vidéo, l’hypertextualité notamment déposent des traces durables. Cette attention à la porosité entre lieux et territoires d’expression artistique, cette manière de dévoiler le théâtre comme une modalité du ressentir et de penser ensemble, de manière conflictuelle, hétérogène, contradictoire a sans doute existé tout au long de l’histoire du théâtre.
Dans cette perspective, ce que n’est pas le théâtre continue néanmoins à le définir.

De cette démarche, témoigne le parcours de l’un des artistes associés, Romeo Castellucci, qui se fonde autant sur l’artisanat théâtral d’antan que sur les nouvelles technologies, générant une dramaturgie qui subvertit l’hégémonie de la littérature. S’inscrivant dans la continuité du Théâtre de la cruauté imaginé par Artaud, il met en lumière, aux côtés de sa sœur Claudia Castellucci, que «  le théâtre n’est pas quelque chose qu’il faut reconnaître. Moi je vais au théâtre pour reconnaître Shakespeare-mes études-ce que j’ai fait : ce n’est pas comme ça. C’est un voyage dans l’inconnu, vers l’inconnu. On ne peut pas calculer ces conjonctions des éléments du possible. La pierre finale de cette alchimie est le temps. Toutes ces transformations ne sont là que pour modifier le temps, pour découvrir un autre temps.  » Dans l’esprit du spectateur, le spectacle théâtral est une création marquée par l’éphémère. Pas d’objet à déchiffrer à l’envi, mais une réalisation qui s’estompe à mesure de son déroulement. À la surface de la mémoire, la modulation d’une voix, le sillage furtif d’un geste ou d’une expression, le climat temporel et psychologique d’une lumière peut-être.

« Tragédies romaines »
Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, mise en scène de Ivo Van Hove

Parmi les spectacles à parcourir, Ordet de Kaj Munk (qui inspira le film de Dreyer) dans une mise en scène signée Arthur Nauzyciel explore une parcelle d’univers où la foi et le scepticisme, la raison et la folie, l’enfance et la vieillesse, l’entêtement et le consentement au monde se côtoient comme ils le font depuis l’origine des temps. Un rituel hypnotique qui conduit à l’antichambre de l’invisible. Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma portent à la scène trois courtes pièces (Rudimentaire, La Fiancée des landes, Forces) de l’Allemand August Stramm, qui élabora une théorie basée sur la quête du mot qui dirait tout. Un mot qui, par la grâce de ses qualités musicales, visuelles, rythmiques, pourrait cristalliser une impression émanant du poète et la transmettre au lecteur. Il faut à cet effet que la poésie se délivre des formes et de la syntaxe ordinaire. Proches de la pantomime, ses drames voient le langage pure se détruire lui-même. L’individu mutilé, réalésé par l’économique, se réapproprie le temps, le langage (oralité, mais aussi langue d’avant l’articulé), la corporalité. De cette hypothèse, le Festival a fait l’objet d’un pari, non d’une croyance.
Rencontre avec Hortense Archambault.

Vous avez retenu le metteur en scène et dramaturge d’un théâtre alchimique de la vision Romeo Castellucci et la comédienne Valérie Dréville révélée à Avignon en 1987 par Le Soulier de satin, mis en scène par Antoine Vitez, comme artistes associé du festival 2008. Pourquoi ce choix ?
Hortense Archambault : Cette idée d’associer un créateur à la programmation permet un vrai dialogue, pluriel, contradictoire parfois, stimulant toujours entre une institution comme Avignon et un artiste qui permet d’ouvrir son plateau, de partager avec les directeurs de la manifestation ses interrogations et ses inspirations. C’est une manière pour Vincent Baudriller et moi-même d’être toujours liés à la création. On échange ainsi très en amont — sur ce que sont le théâtre et le public — avec un artiste, bien avant de savoir les contours d’une future édition. La discussion porte alors aussi sur ce que représente l’art de jouer, ce dont il faut parler. Nous tentons ainsi de pénétrer au cœur même du processus et de la fabrique du théâtre.
En compagnie de Castellucci et Dreville, nous avons pu pénétrer dans l’énigme du travail de l’un et dans l’inconnu de l’autre. Par exemple qu’est-ce être une actrice ? Occasion rare, précieuse, car la discussion se déroule généralement avec le porteur de projet, qu’il soit chorégraphe ou metteur en scène. Deux regards contrastés et différents sur le théâtre ont ainsi pu cheminer sur un terrain de réflexion commun.

Est-ce que le « mystère », au sens médiéval du terme, pourrait caractériser la présente édition ?
Il existe une épine dorsale qui se déploie autour de La Divine Comédie de Dante et de ses résonnances possibles aujourd’hui. Certains des spectacles proposés sont des sortes de clin d’œil à ce texte. Le visuel de l’avant-programme campant le visage d’un bébé saisi en très gros plan, ouvre sur une interrogation liée au regard. Dans celui du spectateur que nous sommes tous, on peut y lire un questionnement sur ce que le théâtre suscite et met en mouvement en nous. Qu’est-ce qui joue dans ce moment parfois étrange et sans doute très archaïque de la re-présentation, qui réunit une communauté qui est celle d’un temps et d’un lieu donnés. Il existe ainsi une communauté assemblée et une manière singulière qu’emprunte le spectacle pour agir sur chacun d’entre nous. Dans le prisme du regard, le spectateur est acteur de la représentation, assistant, au sens premier du terme. C’est ainsi par sa présence ou sa co-présence avec les comédiens que la représentation advient. Si le travail des répétitions et sur le texte notamment, agit de façon spécifique sur chacun d’entre nous, ce visuel convoque une image d’abandon avec laquelle on peut rapidement se trouver en empathie. Mais, dans le même temps, le regard du nouveau né est comme retourné sur lui-même, happé dans une contemplation.
C’est aussi une possibilité offerte au spectateur de retrouver son propre sens, d’inscrire son regard. Castellucci tient beaucoup à cette idée qu’il propose des créations éminemment structurées d’un point de vue dramaturgique et plastique, tout en laissant au regardeur le soin de recomposer à sa guise son propre théâtre. Parfois, vous ne savez s’il s’agit de ce que vous avez vu ou le fruit de votre imagination. Lorsque les gens racontent les spectacles de Castellucci, ils témoignent de ces visions plurielles générées par une création.

« Ricercar » de et mis en scène par François Tanguy.
Photo : François Tanguy

Comment comparer les démarches de Valérie Dréville et de Roméo Castellucci.
Si une interrogation porte sur ce qui se joue au théâtre, la question de la transmission fonctionne de manière très différente pour Romeo Castellucci et pour Valérie Dréville. Elle a commencé par suivre des maîtres successifs, Antoine Vitez, Claude Régy et Anatoli Vassiliev dont elle a intégré l’enseignement à Moscou. Autant de metteurs en scène qui vivent la transmission dans la création avec cette idée qu’il faut transmettre pour créer. Et l’actrice s’inscrit dans cette vision dont témoigne un cycle consacré à Vitez qui réinterroge la présence du dramaturge de nos jours. Loin de toute nostalgie, il s’agit de pointer la persistance de ce metteur en scène dans le théâtre français contemporain au fil d’une une série de rendez-vous — lectures, poésies, marionnettes, photographies — qui évoqueront la pratique vitézienne. Castellucci monte trois spectacles d’après La Divine Comédie de Dante et Dréville va jouer Ysé et créer collectivement Le Partage de Midi. Ces deux pièces sont écrites par des auteurs traversant des moments de crise existentielle. Dante témoigne du fait de sortir d’un moment difficile. Et Claudel, lorsqu’il imagine la première version du Partage de midi, pièce fortement autobiographique, a vécu une intense déchirure amoureuse. Tous deux sont également au mitan de leur existence. Plusieurs pièces jouées interrogent ainsi les âges de la vie et ses crises.
Monté dans la Cour d’Honneur par Thomas Oestermeier, Hamlet est un personnage révélé à un tournant de son parcours. Ne tente-t-il pas de prendre ses responsabilités et d’agir sur le monde qui l’entoure sans y parvenir in fine ? Cette ligne-là traverse le Festival ainsi que celle de la transmission, comme en témoignent deux artistes ayant fait appel à leur père pour jouer dans leur spectacle : le chorégraphe Virgilo Sinni réalise avec un père très âgé, Osso, une danse minimaliste racontant aussi cette transmission. Et Benjamin Verdonck, dans sa création Wewillivestorm, qui a lui aussi requis la présence paternelle comme acteur. Claire Lasne Darcueil, elle, s’empare de la tchekhovienne Mouette en se concentrant sur la question de la vitalité, grâce au personnage de Nina, le seul qui, par delà épreuves et combats, parvient à trouver cette force de vie lui permettant d’avancer alors que les autres protagonistes n’y parviennent pas. La pièce parle du théâtre comme intimement lié à la vie et participant d’elle.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Festival d’Avignon, du 4 au 26 juillet
Renseignements sur : www.festival-avignon.com