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Festival d’Avignon 2008
Avignon : Aux frontières du réel

Certaines propositions théâtrales et scéniques du Festival d’Avignon font écho aux interrogations d’une autre époque.

Article mis en ligne le septembre 2008
dernière modification le 24 septembre 2008

par Bertrand TAPPOLET

Si le théâtre est l’expérience d’un autre temps, il semble faire écho de loin en loin, dans certaines propositions théâtrales et scéniques du 62e Festival d’Avignon, aux interrogations d’une autre époque. Soit au double mouvement de Mai 68, où l’on voyage en permanence d’une histoire pleine — des réalisations — à l’idée d’une histoire suspensive des non réalisations, des relectures critiques, des imaginaires simplement énoncés.

Dragon bulle
L’utopie d’une communauté humaine à retrouver se tisse autour d’une sorte de parc à thèmes, prenant le paysage comme viatique pour un voyage dans les plis de l’histoire de la peinture et de l’installation plasticienne. Une manière apaisée de concevoir les rapports humains s’affirme au fil de cette création hors normes. Un modèle de socialité axé sur l’ouverture à l’Autre et l’accueil toujours curieux de son imaginaire. Le scénographe, concepteur et comédien Philippe Quesne imagine pour La Mélancolie des dragons un paysage que l’on croirait surgi d’un Musée de l’Homme ou d’Histoire naturelle. On est peu à peu pris par une ironie ouatée, des traces de dialogues laissés souvent en pointillés, la manière de poser une atmosphère maraudant sur les terres de l’enfance avec ce que l’on peut parfois croire naufragé au sein d’un théâtre devenu machine à engranger l’audimat : un sens du merveilleux, un réenchantement du monde, dont la loufoque maïeutique infuse avec une déconcertante douceur.

« La Mélancolie des dragons ». Mise en scène Philippe Quesne. Vivarium Studio
Photo : Martin Argyroglo

Comment ne pas partager le regard émerveillé de la candide vélocipédiste face ce théâtre qui semble dénué de toute théâtralité (bien que très écrit) proche d’un sensorium bercé de références à l’histoire de l’art au landart ou à l’art contextuel ? Dans leur dénuement et leur dimension artisanale, les installations jouent du cocasse dans le décalage, le presque rien qu’accompagne un art du clown ou du burlesque en creux.

Attente anxiogène
Purgatorio (Le Purgatoire) est, à en croire son metteur en visions, Romeo Castellucci, comme autant de points placés sur une possible constellation. Le regardeur est invité à reconstruire le spectacle en traçant des lignes entre les astres gravitant autour d’une sphère intime singulièrement tourmentée. La trinité est celle de la famille nucléaire : mère, fils et père. Ils sont désignés par un texte projeté sur un taps noir surplombant la scène respectivement par deuxième, troisième et première étoile. Dans les différents tableaux atmosphériques, «  tous les aspects du vécu sont présents, de manière toujours très claire et dans le même temps absolument indéterminé », souligne Castellucci.

« Purgatorio » de et mis en scène par Romeo Castellucci
Photo : Luca del Pia

On est dès l’entame immergé dans une scénographie à la fois hyperréaliste et tendant vers l’abstraction. Les volumes ont le tranchant d’un onirisme d’aube froide, celle qui accueille Virgile et Dante au seuil du Purgatoire. Leur voyage dans l’au-delà, chez les morts, se place sous le signe de l’espace retrouvé. Coiffé d’un Stetson, le père propose au fils de « jouer aux cow-boys ». Hors champ, cela vire insidieusement et dans une difficilement soutenable tension aux jeux interdits façon Paul McCarthy, cet actionniste performer américain mettant en scène des êtres en chapeau de cow-boys s’interpénétrant par toutes voies, testant ainsi ses propres limites émotionnelles et celles des spectateurs. On ne peut que l’imaginer vu que nous parviennent en voix off : halètements et obscénités côté père, plaintes et sanglots côté fils. On semble contraindre un enfant à une fellation et on le viole. La suite correspond à un scénario maintes fois relevé par les psychologues : le père descend hagard et vacillant le grand escalier. Il est rejoint par l’enfant qui vient se lover contre lui, s’assoit sur ses genoux, lui apportant consolation et apaisement : « Tout est fini, papa, tout est fini  », murmure-t-il. Fin des temps ? Du moins, « cette scène grecque apparaît réel au spectateur, précisément parce qu’elle lui est dissimulée. C’est peut-être l’écoulement du temps qui passe dans l’immobilité qui rend l’épisode insupportable. », précise Castellucci.
A ce stade, un rappel semble nécessaire. Comme l’historien Jacques Le Goff le souligne, le système des peines appliquées aux âmes du Purgatoire est double : elles doivent à la fois souffrir et dépasser cette phase stigmatisante. Parmi les luxurieux, enveloppés d’une mer de feu, on compte les pêcheurs contre la nature. Donc les pédérastres et les androphiles.
Chez Dante les images paternelles se surimposent jusqu’à se parasiter par leur pluralité et leur incomplétude. Comment s’étonner dès lors que Castellucci scelle son Purgatorio, lieu de la mutation, par une autre figure paternelle. Ce tableau vaut surtout par le travail réalisé par la chorégraphe suisse Cindy Van Acker traversant les corps de soubresauts proches de flux électrifiés déjà rencontrés dans ses propres opus, de son solo Corps 00 :00 à son dernier trio, Kernel. Cette occurrence, le père est incarné tour à tour par un acteur possiblement handicapé, au corps tremblant, et un adulte aux formes longilignes, démesurées en habits d’enfants, culotte courte se plaquant sur le corps pris de convulsions. Il sera bientôt saisi par cette fébrilité épileptique dans une contamination désespérante du viol. Cette superposition des corps rejoint une scène primitive dévoilée dans une autre création de Castellucci, Genesi. In the Museum of Sleep où Abel et Caïn s’étendaient l’un sur l’autre. Le cercle et la circularité de l’action est l’image tutélaire du Purgatoire, le miroir des débuts devenant l’anus – œil de la fin permettant la nécessité d’être purgé.

Bertrand Tappolet