Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Le cinéma au jour le jour
Cine Die - mars 2011

29e Festival du film muet de Pordenone : suite et fin & les meilleurs films 2010

Article mis en ligne le mars 2011
dernière modification le 13 décembre 2011

par Raymond SCHOLER

Trois maîtres de la Shochiku : Yasujiro Shimazu, Hiroshi Shimizu, Kiyohiko Ushihara
Shochiku, qui fut à l’origine une compagnie produisant des spectacles kabuki, se lança dans la production cinématographique en 1920 avec l’intention de réaliser des films aux sujets modernes, influencés par ceux en vogue en Occident. Les tensions et contradictions d’une société oscillant entre tradition et modernité, entre l’insulaire et l’étranger, furent dramatisées par des intrigues mélodramatiques immergées le plus souvent dans une description assez réaliste de la vie urbaine, avec un côté visuel calqué sur les modèles européen et hollywoodien. Les trois réalisateurs choisis définissent en quelque sorte le style Shochiku, mais à part Shimizu, surtout réputé pour ses films sonores destinés aux enfants, leur œuvre n’est guère connue chez les cinéphiles occidentaux. Leurs films muets qui subsistent datent tous de 1930-1935 (lorsque le muet avait déjà fait place au cinéma sonore dans presque tous les pays occidentaux), d’une époque charnière de l’histoire du Japon, qui allait s’enfoncer après l’incident de Mandchourie (18.9.1931) dans une guerre de 15 ans.

Denmei Suzuki (à g.) dans « Shingun » de Ushihara

À ce titre, Shingun/En marche (1930) de Kiyohiko Ushihara figure comme une annonce des tribulations à venir, une sorte de croisement entre The Big Parade (King Vidor, 1925) et Wings (William Wellman, 1927). Les scènes de guerre qui composent le dernier tiers du film furent rendues possibles par la coopération de l’armée qui mit à disposition infanterie, chars et aéroplanes, du jamais vu au Japon. Malheureusement, les combats aériens étaient dilués par des plans de maquettes peu convaincants, impensables dans Wings. L’intrigue est des plus linéaires : Koichi, fils d’un paysan pauvre, est féru d’aviation et passe ses loisirs à construire des modèles. Il est amoureux de Toshiko, dont le frère est pilote militaire et le papa un riche industriel qui aide Koichi à s’inscrire à l’école des pilotes où se tisseront de mâles liens d’amitié. Là-dessus, le Japon est obligé de faire la guerre à un pays non identifié (qui d’autre que la Chine, puisque l’ennemi porte les casques de style allemand caractéristiques des troupes du Kuomintang ?) et les jeunes gens rejoignent leurs unités. Koichi aura l’occasion de sauver son futur beau-frère sur le champ de bataille et de le ramener sain et sauf à la maison, d’abord à moto, puis à cheval, puis à pied. La guerre n’est pas traitée de façon triomphaliste. Toute la mesure est prise des souffrances inhumaines dans les tranchées. Quand Koichi prend congé de ses parents, la détresse de ceux-ci et leur haine de la guerre est palpable. Après la conquête de la Mandchourie, les géniteurs allaient être bien plus joyeusement militaristes dans le cinéma japonais. Koichi est incarné par Denmei Suzuki, qui fait penser à un James Dean nippon. Même sensibilité à fleur de peau, mêmes mimiques signifiant des accès de timidité ou de goguenardise, même douceur des traits, Suzuki était la star jeune par excellence, apparaissant régulièrement dans les réclames de cosmétiques, mode, produits de santé etc. Ushihara en avait fait son acteur fétiche.

Dans Wakamono Yo Naze Naku Ka/Pourquoi pleurez-vous, les jeunes ? (1930), il joue le fils d’un veuf qui s’est remarié avec une femme moderne et arrogante qui sème la zizanie entre le frère et ses deux sœurs. La sœur aînée et la belle-mère s’enrichissent sans vergogne par le truchement de délits d’initiés sur le dos du père et ne s’inquiètent guère quand celui-ci tombe malade. La sœur cadette, dégoûtée, quitte alors la maison parentale pour vivre chichement avec son frère, probe journaliste, qui tombe amoureux d’une femme vendue par son propre père, épave alcoolique. Les valeurs de générosité et d’humanisme sont clairement dans le camp des Japonais traditionnels.

Denmei Suzuki (à d.) dans « Amour, sois avec les hommes » de Shimazu

On retrouve Suzuki encore dans un mélo de quatre heures, réalisé par Yasujiro Shimazu, Ai Yo Jinrui To Tomo Ni Are/Amour, Sois avec les Hommes (1931), dont le personnage central est joué par Sojin Kamiyama. Cet expatrié qui, sous le nom de Sojin, eut une carrière hollywoodienne d’une cinquantaine de titres dans les années 20, incarnant entre autres le prince mongol dans Le Voleur de Bagdad (Raoul Walsh, 1924), entama avec ce film sa carrière japonaise, à l’âge de 47 ans. Il y interprète un capitaine d’industrie, grand consommateur de maîtresses et spéculateur en bourse. Il a 4 enfants de 4 femmes : 2 filles falotes mariées à des salopards et deux garçons, un dandy intellectuel qui dédaigne les affaires et un loser (Suzuki) qui est révolté contre son père et vit avec une fille de basse extraction qui l’aime vraiment. La famille évite ce mouton noir et lui interdit même d’assister au mariage de sa sœur. Pendant ce temps, les ignobles beaux-fils manigancent des entourloupes dans les exploitations forestières à Sakhaline. Pour détruire les preuves de leurs malversations, ils mettent carrément le feu à la forêt. Le feu s’étend bien sûr aux chalets administratifs qui contiennent les dossiers incriminants. Le pater familias, ruiné, tombe dans la misère : la transformation de Sojin, qui en quelques plans semble avoir pris quarante ans, est hallucinante ! Il végète dans un taudis et finit par ouvrir le gaz. Le fils (Suzuki) qu’il avait renié le sauve in extremis. Il trouve refuge chez lui et sa compagne. Le happy end les situe dans un petit ranch au Texas. Après avoir été chercher le médecin joué par Mack Swain (le volumineux vilain chez Charlot), Sojin assiste à la naissance de son petit-fils. Le paradis sur terre, loin de la patrie japonaise : le comble !! Cette épopée étonnante, qui nécessita 7 mois de tournage et 60 décors, occupa les écrans japonais pendant un mois et restera dans les annales comme le sommet du festival de Pordenone 2010.

Les autres films de cette rétrospective tournent essentiellement autour de deux sujets :

 la lutte de classes entre les arrogants capitalistes aux mœurs occidentalisées et leur proie, la classe moyenne honnête et travailleuse. Reijin/La Belle (1930, Yasujiro Shimazu) et Nanatsu No Umi/Seven Seas (1932, Hiroshi Shimizu) commencent par un viol perpétré par un riche suborneur sur une fille crédule, ce qui déclenche dans la famille de la victime des réactions plus ou moins tragiques. Dans les deux films cependant, la victime est assez forte pour s’en sortir, au bout de moult renoncements et péripéties, en acquérant une dignité nouvelle après avoir exploité à son tour l’homme qui l’avait déshonorée. En définitive, des féministes avant l’heure.

 l’hypocrisie fondamentale concernant la prostitution : les hommes fréquentent volontiers les geishas ou les danseuses, mais l’opprobre qui marque celles-ci les empêche d’atteindre le bonheur. Dans Daigaku No Wakadanna/Le jeune Maître à l’Université (Hiroshi Shimizu, 1933), un rugbyman bat comme du poisson pourri sa sœur, danseuse dans une revue, parce qu’elle file le parfait amour avec son collègue, qui risque de se faire exclure du club à cause de cette liaison, alors qu’on se prépare aux championnats. Le frère va jusqu’à chasser sa sœur de la ville.

« Un héros de Tokyo » de Shimizu

Dans Tokyo No Eiyu/Un héros de Tokyo (Hiroshi Shimizu, 1935), une femme abandonnée par son mari, homme d’affaires véreux en faillite, est obligée de devenir gérante d’un bar pour nourrir ses trois enfants, dont un fils d’une femme précédente. Elle réussit à travestir les conditions exactes de son travail. Mais lorsque sa fille se marie, la belle-famillle découvre le pot aux roses et annule le mariage. Dès lors, c’est la débandade. Ses propres enfants, terrassés par la honte, quittent la maison, le fils devient yakuza, la répudiée se prostituera. Seul le fils de la première femme reste auprès de sa belle-mère, finit ses études, devient un reporter d’exception, retrouve son père et expose au grand jour ses combines frauduleuses. Seule réaction de sa belle-mère : « Comment pourrais-je maintenant demander pardon à ton père ? » En seulement 63 minutes, tout le contexte sociétal japonais est passé au crible. Magistral.

LES MEILLEURS FILMS DE 2010

« Another Year » (Mike Leigh) : l’auscultation précise et minutieuse d’une famiille heureuse et de ses amis déprimés par le plus perspicace des cinéastes britanniques. Les Français ont préféré en masse les rodomontades infantiles des copains dans Les Petits Mouchoirs de Guillaume Canet, film qui érige l’insignifiance en système. Mais tout le monde a le droit de préférer Guy des Cars à Honoré de Balzac.

« Another Year » de Mike Leigh

« Carlos » (Olivier Assayas) : une plongée haletante (et presque trop courte, malgré ses 330 minutes) dans la carrière du plus épicurien des terroristes.
The Ghost Writer (Roman Polanski) : joyau de mise en scène au service d’une intrigue hautement symbolique sur un politicien hanté par son passé, à l’instar du réalisateur.
« Nanjing ! Nanjing !/City of Life and Death » (Chuan Lu) : hommage retenu, prégnant et poignant aux martyrs de 1937.
« El Secreto de sus Ojos » (Juan José Campanella) : les plus déchirantes des histoires d’amour imbriquées l’une dans l’autre. La première, coupée court, cause une ferveur éternelle, la seconde attend une vie pour éclore.

« El Secreto de sus ojos » de Campanella

« A Serious Man » (Joel & Ethan Coen) : la vie picaresque, désespérée, mais pas sérieuse d’un schlemihl, professeur de physique quantique à Minneapolis/ ou le principe d’incertitude expliqué par les rabbins.
« The Social Network » (David Fincher) : le film le plus éloquent depuis Mankiewicz ; la dialectique des discours y épouse parfaitement la dynamique des personnages dans l’espace.
« Splice » (Vincenzo Natali) : le film de science-fiction de l’année, parabole poétique des rêves, paradoxes et pièges inhérents aux manipulations génétiques.

« Splice » de Natali

« Toy Story 3 » (Lee Unkrich) : les jouets y passent par le spectre complet de l’expérience humaine, les desseins les plus bas et terrifiants y côtoient les aspirations et actions les plus nobles.

« Toy Story 3 » de Lee Unkrich

« Triage/Eyes of War » (Danis Tanovic) : un correspondant de guerre aux prises avec son vécu.

Ensuite : « The Bad Lieutenant : Port of Call - New Orleans » (Werner Herzog), « Castaway on the Moon » (Hae-Jun Lee), « Caterpillar/Le Soldat Dieu » (Koji Wakamatsu), « Centurion » (Neil Marshall), « Des Hommes et des Dieux » (Xavier Beauvois),

« Des Hommes et des Dieux » de Xavier Beauvais

« Fantastic Mr. Fox » (Wes Anderson), « L’illusionniste » (Sylvain Chomet), « I love You Phillip Morris » (Glenn Ficarra & John Requa), « The Killer Inside Me » (Michael Winterbottom),« Vénus Noire » (Abdellatif Kechiche)

La suite au mois prochain

Raymond Scholer