Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Le cinéma au jour le jour
Cine Die - février 2012

30th Pordenone Silent Film Festival : compte-rendu

Article mis en ligne le 1er février 2012
dernière modification le 30 janvier 2012

par Raymond SCHOLER

Après l’extraordinaire édition de l’année passée, « Le Giornate del Cinema Muto » donnent l’impression de piétiner. On essaie en vain de trouver des lignes de force, des thèmes convergents.

Les débuts de Disney, les pionniers de l’animation japonaise, le cinéma des origines de Méliès à Thanhouser, Chostakovitch et la FEKS, les trésors muets du western, la course vers le Pôle, le cinéma géorgien, les classiques revisités, sans parler de Kertesz avant Curtiz, ça fait un peu beaucoup : on patauge dans la macédoine cinématographique. En plus, selon des bruits de couloir insistants, le directeur artistique, David Robinson, semble avoir des velléités de plus en plus dictatoriales malgré sa très manifeste perte de moyens (trous de mémoire et bégaiements lors des présentations). Ainsi aurait-il imposé une limite quantitative pour certaines rétrospectives. Alors qu’il existe une quinzaine de titres conservés de par le monde de l’œuvre de Michael Curtiz avant son arrivée à Hollywood, le festival se contente d’en montrer sept. D’où une levée de boucliers chez les complétistes ! Mais il y a fort à parier qu’il n’y aurait pas eu de surprise majeure parmi les huit restants.

Kertesz before Curtiz
On s’en doute depuis belle lurette : le réalisateur de Casablanca (1943) et de Mildred Pierce (1945), deux chefs-d’œuvre absolus du cinéma américain, n’est pas un auteur, mais un artisan au sens noble du terme. Tout juste pourrait-on évoquer un goût plastique irréprochable et un sens du tempo, qui empêche le public de ses films de s’engourdir (même dans les pires situations diégétiques) et qui se reflète aussi dans l’output pléthorique (66 films en Europe entre 1912 et 1926, plus de 100 à Hollywood) de sa carrière. L’acteur Mihaly Kertesz fut engagé sur le premier long métrage hongrois, Ma es Holnap (1912) que devait réaliser un Français : lorsque celui-ci se retira, Kertesz s’offrit pour assurer la réalisation. Il ne s’arrêta que 50 ans plus tard pour une raison (terminale) de force majeure. La Première Guerre mondiale vit Kertesz blessé deux fois au service de François-Joseph sur le front oriental en 1915, mais il n’eut aucun problème pour retourner dans les studios dont la production monta en flèche, puisqu’on ne pouvait plus montrer les films de l’ennemi. En 1917, 88 films furent tournés en Hongrie, dont 10 par Kertesz lui-même. Az Utolso Hajnal/La dernière aube (1917) commence par un suicide empêché in extremis : Harry, le jeune homme ruiné qui s’apprêtait à se lancer dans le Danube, est sauvé par Lord Harding qui fait de lui son secrétaire privé. Peu de temps après, le bienfaiteur est acculé à la banqueroute, après avoir détourné la fortune de sa fille Mary à l’insu de celle-ci. Il a un an pour la rembourser. Hella, son autre fille, est prête à épouser un riche colonel pour sauver son père, alors qu’elle aime Edouard, un ami de Harry. Harry ne veut point de cette solution : il propose d’assurer sa vie pour la somme nécessaire et de mourir au moment opportun. Puis il part pour un long voyage. En Inde, il tombe amoureux d’une princesse mystérieuse… qui n’est autre que Mary déguisée, bien au courant de la combine et amoureuse de Harry en plus. Le happy end est donc assuré, dans une trame qui utilise le suicide comme motif récurrent et comme échappatoire ! Le spectateur est ainsi constamment tenu en haleine malgré les éléments convenus du spectacle et l’âge inapproprié (48) de l’acteur incarnant Harry.

Carl Lamac et Anny Hornik dans « Der junge Medardus »

Après la désintégration de l’Empire austro-hongrois, les exilés de toutes les provinces se retrouvèrent à Vienne et le cinéma autrichien entama son âge d’or. En 1919, Kertesz y rejoignit la Sascha-Filmindustrie pour laquelle il allait faire 17 films jusqu’en 1926. Der junge Medardus (1923), initialement une tragédie d’Arthur Schnitzler d’une longueur excessive de 5 heures, fut adaptée pour le cinéma par l’auteur même, aidé d’un autre exilé hongrois, Laszlo Vajda, et le film ne dure que 80 minutes. Les châteaux de Schönbrunn et de Wagram servirent pour les extérieurs. L’action se déroule en 1809 : l’étudiant viennois Medardus Klähr, dont le père a été tué à Austerlitz, hait les Français à mort. A cause de son attitude et de l’inflexibilité des royalistes exilés, sa sœur Agathe se suicide avec son amant français François de Valois. Medardus en conçoit une haine pour la sœur de François, Hélène, haine qui se transforme en amour juvénile. Quand Hélène se rend auprès de Napoléon, Medardus pique une crise de jalousie, la tue et devient le sauveur inattendu de l’empereur qu’Hélène voulait en fait tuer. Epris de justice, il refuse la grâce accordée par Napoléon et est exécuté par le peloton. En engendrant des tragédies inutiles, la fierté est révélée comme attribut nocif par excellence. Kertesz ralentit l’action par des intertitres nombreux, comme pour intimer au public de réfléchir à ce qu’il voit. Ce ne sont pas les batailles et escarmouches qui comptent, et qui sont filmés en plans statiques, c’est le gâchis que nous pouvons créer par nos passions. La poésie visuelle touche au sublime lors du suicide des amants, simplement cadrés en plan général avec la silhouette de Vienne au fond et qui s’embrassent une dernière fois avant de se laisser glisser dans l’eau. L’utilisation constante de l’horizon, comme pour minimiser les destins individuels par rapport à l’énormité du conflit, est frappante.

Die Sklavenkönigin (1924) table sur la fascination pour l’Egypte pharaonique provoquée par la découverte du tombeau de Toutankhamon en 1922, et reprend beaucoup d’éléments de The Ten Commandments (Cecil B. De Mille, 1923). L’adaptation du roman Moon of Israel du Britannique H. Rider Haggard combine la fuite d’Egypte des Hébreux avec l’histoire d’amour entre Seti, fils du roi Meneptah et une esclave israélite, Merapi. Celle-ci ne cesse de se battre pour son peuple. C’est son propre Dieu, créant le fléau qui emporte les premiers-nés des Egyptiens, qui sera responsable de la mort de l’enfant qu’elle a eu de Seti : elle en meurt de chagrin et Seti n’a plus que le cadavre de sa bien-aimée à embrasser. Dans le sens du tragique, le film rejoint donc Das Weib des Pharao (Ernst Lubitsch, 1922), loin des fins heureuses obligatoires à Hollywood.

Lily Damita et Eric Barclay dans « Das Spielzeug von Paris »

Les comédies de Kertesz pour la Sascha aspiraient d’ailleurs à une légèreté lubitschienne sans se départir d’un sérieux un tantinet « bromure » : Das Spielzeug von Paris (1925) décrit le microcosme qui gravite autour de la cocotte de luxe Célimène (jouée par la très sensuelle Lily Damita que Kertesz a découverte au Casino de Paris), star des nuits parisiennes. Convoitée par un vieux vicomte flétri et un jeune diplomate britannique insipide, qui va jusqu’à la demander en mariage, Célimène hésite, la production aussi : selon le pays où le film sort, il se termine différemment. En Autriche, en Allemagne et en Grande-Bretagne, la comédie vire à la tragédie : réalisant que le mariage avec le diplomate est sa chance unique de rédemption, elle le cherche frénétiquement par une pluie battante et expi-r-e, emportée par une pneumonie. Cette fin cadre extrêmement mal avec l’attitude hédoniste du début. Dans la version montrée en Espagne et en France, Célimène survit et reprend sa place privilégiée dans la vie mondaine sous les œillades attendries de son cher vicomte, tandis que l’Anglais ennuyeux trouve son bonheur auprès d’une fiancée tout aussi ennuyeuse. Lubitsch n’aurait probablement tourné que cette fin-là.

Dans Fiaker Nr. 13 (1926), Lily Damita joue l’héritière d’un millionnaire, abandonnée comme nourrisson et trouvée par un cocher de fiacre parisien qui l’élève comme sa propre fille. Des années plus tard, la jeune fille tombe entre les griffes d’un escroc qui a découvert le secret de ses vraies origines. Loin du Paris exubérant des cabarets, celui construit par Paul Leni, le créateur de Das Wachsfigurenkabinett (1924), oppose la pauvreté du logis du cocher avec ses murs inclinés et tachetés à la symétrie et aux lignes droites de la maison du millionnaire : le mélodrame a remplacé la comédie. La même année, Kertesz fut recruté par Harry Warner et changea son nom en Michael Curtiz.

La Course vers le Pôle
Le 14 décembre 1911, Roald Amundsen atteignit le Pôle Sud. Robert Falcon Scott l’y suivit un mois plus tard, mais mourut avec ses compagnons sur le chemin du retour. Les deux expéditions furent filmées en partie. A l’arrivée des Norvégiens à bord du Fram en Antarctique, Amundsen, qui avait jusque-là tenu lui-même la caméra, la confia à Kristian Prestrud, qui filma le bateau, la vie dans le camp, le départ des traîneaux de l’équipe polaire et quelques surprenants plans animaliers, comme celui où un marin taquine un manchot avec sa pipe.

« The Great White Silence »

Divers montages de ce matériau ont été utilisés dans des conférences données par Amundsen, avant une version cinématographique définitive de 16 minutes, Roald Amundsens Sydpolsferd 1910-12 (1912). La modestie de ce film tranche avec The Great White Silence (1924), élaboré par Herbert Ponting (cameraman professionnel engagé par Scott) et monté comme un hommage mortuaire aux explorateurs martyrs. Si les sujets filmés recouvrent ceux vus chez les Norvégiens, les paysages et les formations de glace sont filmés ici dans leur splendeur primordiale par un artiste. Les hommes eux-mêmes sont captés, individuellement et en groupe, dans leurs moments les plus joyeux, les préparatifs pour la marche de 3 mois vers le Pôle : ils montrent comment ils vont se faire à manger et dormir dans la tente qui va devenir leur tombeau. Ponting quitta l’expédition après le départ de l’équipe polaire sans se douter que son reportage allait se transformer en document de légende lorsque les corps furent découverts (novembre 1912) et la nouvelle annoncée au monde (février 1913). S’inspirant de Nanook of the North (Robert Flaherty, 1922), Ponting organisa ses prises pour donner à la narration la forme d’une épopée, introduisant intertitres, cartes, peintures, portraits, photos et modèles animés. C’est poignant au possible et d’une beauté à couper le souffle. South - Sir Ernest Shackleton’s Glorious Epic of the Antarctic (Frank Hurley, 1919) vaut surtout par les séquences du navire Endurance pris et irrémédiablement écrasé par la banquise lors de l’expédition de 1914. Malheureusement, l’extraordinaire expédition en canot de sauvetage entreprise par Shackleton pour le sauvetage de ses hommes échoués sur l’Ile de l’Eléphant se fera sans Hurley.

La suite au mois prochain

Raymond Scholer