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Cine Die - décembre 2008

Locarno 2008 : quelques films à découvrir / Giornate del cinema muto 2008 : commentaires

Article mis en ligne le décembre 2008
dernière modification le 29 janvier 2012

par Raymond SCHOLER

Locarno 2008 : Les films dont personne n’a parlé
Chaque année, le jury de la compétition tessinoise se fait un point d’honneur de léopardiser, notamment par le prix de la mise en scène (sic), un film incompétent ou vide : en 2007, c’était Capitaine Achab de Philippe Ramos, cette année ce fut l’inénarrable Elle veut le Chaos du Canadien Denis Côté, dont les intentions esthétiques et philosophiques demeurent aussi opaques que les trajectoires de ses protagonistes. Grosso modo, il s’agit d’un père et de sa fille, existences frustes régies par des envies ou des soucis basiques que le cinéaste s’évertue à magnifier maladroitement par une photo noir/blanc aussi mal cadrée que possible et d’une laideur charbonneuse étouffante. Seule émerge du magma humain filmé l’actrice Catherine Bégin (qu’on reverra en redoutable commanditaire de martyrs dans le film homonyme de Pascal Laugier) en maquerelle tirant les ficelles du trafic des Ukrainiennes auquel semble s’adonner une bande de voyous armés qui habitent dans le même coin perdu du Québec rural. Si Côté a voulu stigmatiser une poche de non-développement ou d’aliénation dans la société policée du Canada, son film donne plutôt l’impression de se battre contre des moulins à vent. Mais le donquichottisme est toujours en odeur de sainteté, tandis que la vérité crue indispose le public bio qui constitue la majorité des habitués de Locarno.

« Baixio das Bestas » (Marais des Bêtes) du Brésilien Claudio Assis

On a pu le constater à la projection du très dérangeant Baixio das Bestas/Marais des Bêtes (2006) du Brésilien Claudio Assis, qui provoqua, dès sa séquence d’ouverture, un exode plus ou moins constant de spectateurs, incapables d’affronter les horreurs qui étaient données à voir. Dans un village perdu au milieu des plantations de canne à sucre, dans l’Etat du Pernambouc, à la tombée de la nuit, une jeune fille à peine nubile, Auxiliadora, est exhibée nue par son grand-père pour arrondir les fins de mois. Les voyeurs sont des camionneurs ou des chômeurs. La misère sexuelle et la misère tout court font bon ménage. L’absence de perspectives crée un climat délétère dont les femmes sont les victimes les plus pitoyables. Les fils à papa des latifundistes locaux se défoncent d’ennui dans l’alcool et la drogue et maltraitent les prostituées dans des orgies violentes et débridées. Les femmes sont faites pour être humiliées et violentées, la longue tradition machiste l’exige. A tel point que les prostituées elles-mêmes se moquent de celles qui n’ont pas encore assez encaissé. Auxiliadora, privée d’affection et de chaleur, est complètement exploitée par son grand-père : elle fait tout à la maison et doit subir ses attouchements. Elle est bien courtisée par un jeune travailleur qui creuse une fosse d’aisances pour l’acariâtre vieillard, mais celui-ci voit d’un mauvais œil cette menace planant sur son gagne-pain et empêchera toute idylle. Lorsqu’un des riches oisifs la viole, Auxiliadora perd tout espoir et se résigne à une carrière de prostituée, rêvant peut-être de gagner assez pour partir vers un ailleurs meilleur. Dans le pays de Lula, discrimination et inégalité perdurent, l’esclavage continue sous une autre forme.
Um Amor de Perdiçao (2008) du Portugais Mario Barroso est un antidote parfait à ce cri de désespoir noir. A nouveau, nous avons affaire à un fils de riche, mais qui tombe mortellement amoureux d’une jeune fille que sa famille cloître, prétextant qu’elle est folle. Ajoutez à cela qu’il s’agit de la fille de l’ennemi mortel du père du jeune homme et les conditions pour une répétition de Roméo et Juliette sont réunies, la mort n’accueillant pas seulement le couple proprement dit, mais faisant encore une victime collatérale en la personne d’une autre jeune fille, qui aime le protagoniste d’un amour tout aussi absolu, quoique secret. Malgré toutes ces morts, le film réconforte, car l’amour s’y infiltre partout. Mais de telles histoires ne sont plus de saison à notre époque et ne gagnent donc pas de prix.

« Revanche » de Götz Spielmann

Dans le même ordre d’idées, tenant du désespoir amoureux, mais aussi des velléités de vengeance et de la grâce du pardon, l’étonnant film autrichien Revanche (2008) de Götz Spielmann, montré hors festival dans la section du marché, ne passera sans doute pas le rideau des rösti et c’est dommage pour le cinéphile romand, bien trop pétri de monoculture francophone. Alex, vigile dans un bordel viennois, aime la prostituée Tamara et aimerait lui offrir une autre vie. Il décide de s’enfuir avec elle et de braquer vite fait une banque de village, histoire d’avoir de quoi démarrer une nouvelle existence. Son arme est factice, mais un policier les surprend et tire sur la voiture, touchant Tamara mortellement. Ivre de douleur, Alex se réfugie chez son père paysan et apprend que le policier responsable de la bavure habite dans les parages : il est le mari de la femme qui s’occupe de son père. Dès lors, Alex planifie sa vengeance. Mais lorsque la femme du policier est devenue sa maîtresse, il se rend compte que sa vengeance ne saurait que gâcher des vies supplémentaires. C’est simple et poignant, parce que la mise en scène de Spielmann explore les relations entre tous ces personnages avec une finesse qui tient compte autant des particularités du terroir que des aspirations personnelles. Johannes Krisch dans le rôle d’Alex rend tangibles et déchirantes les émotions contradictoires qui le taraudent. Haneke, Seidl et Ruzowitzky ne sont plus les seuls Viennois à compter dans le cinéma actuel.

« Moartea domnului Lazarescu » (La mort de Dante Lazarescu) de Christi Puiu

La présence de Cristi Puiu dans le jury du Léopard de la Première Œuvre a donné l’occasion au festival de montrer son second film, primé à Cannes en 2005, Moartea domnului Lazarescu/La mort de Dante Lazarescu et force est de constater qu’il planait à des hauteurs vertigineuses au-dessus de tous les nouveaux films. L’odyssée nocturne d’un vieil homme alcoolique à travers les hôpitaux de la capitale roumaine en quête d’un soulagement à ses douleurs abdominales donne lieu à un éclairage cru de caractères qui représentent un échantillon fascinant d’humanité. Depuis le professeur imbu de sa supériorité qui affiche son mépris des poivrots au jeune loup médical persifleur qui se targue de la justesse de ses diagnostics en passant par les « spécialistes » offusqués de décisions prises par une simple infirmière, Monsieur Lazarescu en verra des vertes et des pas mûres et on ne saura pas au bout de deux heures et demie de film s’il va survivre. Mais on n’aura pas perdu une miette, on sera resté scotché au fauteuil. On se dit d’abord que tout cela a dû être tourné sur le vif, que rien ne saurait paraître aussi vrai que la seule réalité. Et puis on apprend que le film a été écrit de bout en bout, que rien n’a été laissé au hasard et on s’incline devant le génie du cinéaste. Le DVD vient de paraître en France : ne le manquez pas.
A l’autre bout du spectre, je me dois de souligner le ratage complet de Solveig Anspach (auteur en 1999 de l’excellent Haut les Cœurs !) avec sa fiction islandaise enfumée de cannabis, Back Soon : mais j’avoue que je suis de ceux pour qui l’overdose des drogués ne vient jamais trop tôt et les critiques de Variety qui ont accordé à ce film leur Prix Piazza Grande seront certainement d’un avis plus nuancé.

Le giornate del cinema muto 2008
A Pordenone, le projet Griffith, lancé en 1997, a vécu son ultime année : dans ce marathon unique étalé sur 12 ans, tous les films de D.W. Griffith ayant survécu ont été programmés – un total de 522 copies – et ont donné lieu à un impressionnant corpus d’exégèses. Au programme cette année : les derniers longs métrages, tournés entre 1925 et 1931. Le mélodrame That Royle Girl (1925) doit être considéré comme perdu. La comédie avec W.C.Fields (en forain mystificateur) et Carol Dempster (sa fille adoptive), Sally of the Sawdust (1925) est, malgré sa durée de 135 minutes, un chef-d’œuvre drôlissime sur l’amour filial et la méfiance entre classes sociales, où Griffith met superbement en boîte la notion de respectabilité et les préjugés qu’elle charrie. Malgré sa marginalisation dans le discours critique de l’époque et l’échec commercial de ses derniers films, le cinéaste ne semble rien avoir perdu de sa verve et les films vus à Pordenone devraient permettre une réévaluation de sa fin de carrière.

« Sally of the Sawdust »de D.W. Griffith avec W.C.Fields et Carol Dempster

The Sorrows of Satan (1926) est digne des meilleurs Borzage : Adolphe Menjou y campe le diable, obligé par Dieu de tenter sans relâche les mortels. Quand une victime potentielle résiste à la tentation, le Diable se réjouit, car il peut alors passer un petit temps à proximité de Dieu. Sous les dehors d’un aristocrate raffiné, le Prince Lucio, il s’immisce ici dans les affaires d’un couple d’amoureux qui vivote au bord de la pauvreté, promettant à l’homme une fortune immense et lui présentant une tentatrice experte. L’homme oublie sa fiancée, se vautre dans une vie d’opulence et épouse la tentatrice. La fiancée reste fidèle à sa mémoire, rejette les propositions du Diable (qui sourit d’aise), mais dépérit dans la disette et la solitude. Heureusement que l’homme, un jour, découvre que sa nouvelle femme lui fait des infidélités. Va-t-il arriver à temps pour se faire pardonner par sa fiancée ?

« The Battle of the Sexes » de D.W. Griffith

The Drums of Love (1928) est moins réussi : une jeune femme épouse un potentat difforme pour assurer la paix entre deux clans et tombe amoureux de son beau-frère, beau comme un Dieu. On reconnaît la trame de Francesca da Rimini et on sait donc que ça doit mal finir, mais le contexte d’un dix-neuvième siècle brésilien avec des familles nobles aux patronymes espagnols qui se font la guéguerre pour des questions de suzeraineté est légèrement ridicule et la mise en scène amidonnée en devient le reflet.
The Battle of the Sexes (1928), une tragicomédie sur l’adultère d’un quinquagénaire et la leçon salutaire que lui inflige sa propre fille, profite du pétillement de Phyllis Haver, toujours parfaite en gold digger, et de l’extraordinaire performance de Jean Hersholt : la scène où il engonce sa graisse dans un corset après avoir soumis son corps à d’exténuants exercices de gymnastique vaut son pesant d’auto-humiliation. Un sommet dans l’œuvre griffithienne.
La suite l’année prochaine. Bonnes fêtes !

Raymond Scholer