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Théâte de Vidy-Lausanne
Vidy-Lausanne : “Mnemopark“

Stefan Kaegi propose un voyage en Suisse pour le moins original.

Article mis en ligne le mars 2007
dernière modification le 17 octobre 2007

par Bertrand TAPPOLET

Des kilomètres de voies ferrées en échelle réduite(37 mètres) juchées sur des tables. Mnemopark (le parc de la mémoire)de Stefan Kaegi est un voyage en Suisse à travers un réseau de tunnels et un agencement au cordeau de maisons, herses métalliques, vestiges minuscules du réduit (sic) national du temps des guerres gardé par une figurine de policier en tenue anti-émeute, pâturages, gares, sites de randonnée.

Autant d’images d’Épinal révélant des paysages témoignant d’une « suissitude » de carte postale, volontiers absurde. Pour renforcer l’artifice, un paysage alpestre a été peint, sorte de « land art » modélisé.
Un jeu sur les échelles de représentation permet au spectateur de découvrir sur grand écran le décor traversé par le fabuleux destin d’un petit train, grâce à une caméra quasi endoscopique embarquée à son bord. Dans Mnemopark, le périple ferroviaire ouvre sur l’idée de réseau : réseau sanguin, circulations, transports, déplacements. Cinq retraités et une actrice fille d’agriculteur, qui dirige le centre d’aiguillage, déclinent leur passion pour le modélisme tout en se saisissant du caméscope pour de fascinants plans séquences surplombant ou panotant au sein d’un « parc humain » que n’aurait pas renié Peter Sloterdijk. Les protagonistes évoquent une agriculture helvète dangereusement surproductrice et massivement subventionnée, « soviétisée », selon un terme qui fit florès, alors qu’un mélodrame indien se tourne sur des monts devenus très dépendants des aléas de la mondialisation. « Les fermiers suisses reçoivent deux fois plus d’argent que l’armée, parce que la Suisse veut être indépendante sur le plan alimentaire — une idée très étrange aujourd’hui que de ne pas vouloir importer en imposant de taxes énormes, insiste Kaegi. Beaucoup de Suisses sont convaincus qu’on préserve la nature ainsi. En vérité, les fermes sont dominées par l’industrie, et une vache produit deux fois plus de gaz à effet de serre qu’une voiture. La dimension de la mondialisation entre dans la pièce. »

Circulations, stimulations
Présenté notamment au Festival Belluard à Fribourg en 2005 et à celui d’Avignon en 2006 où il fit office de « divine surprise », Mnemopark mobilise des gens ordinaires promus au rang de « spécialistes de la réalité » pour délier en « docudrame » leur babil existentiel, et de leur vraie vie vécue. Le spectacle est aussi une injonction permanente faite au regard et à l’oreille pour les aiguiller sur la voie des petits riens qui peuplent la vie d’un pays et fondent une part de son identité, voire de sa « Weltanschauung ». Beaucoup d’explications minuscules et extraordinairement détaillées donc, sur l’envers d’un décor : les trucs et astuces pour construire un chalet, la manière de peindre les personnages et de créer des bouses en modèle réduit, le choix et la provenance des matériaux nécessaires au modélisme. Art de la miniature pour dire un pays souvent réduit à des statistiques détaillant le nombre de kilomètres carrés de voies ferrées, de centres culturels, de parkings, de déchetteries. On en sort incollable sur l’insémination artificielle des bovins, la qualité de leur sperme avec un ton jamais solennel, mais tour à tour drôle, touchant, à faire tourner de plaisir le lait des« reines » du Val d’Hérens.
Le rôle du voyage est une sorte d’accélérateur de la vision. Ce théâtre documentaire découvre des structures spatiales inédites, des textures nouvelles. Comme serpentant à vive allure sur les boucles d’un grand huit, l’œil est soumis à des déflagrations, à des démantèlements progressifs. Bien qu’il recoure à clichés, des archétypes, des lieux communs, Kaegi échappe à la remise en cause plan-plan de la démocratie « made in Swiss SA ». Dans son installation « Swiss-Swiss Democracy », des poncifs sont inscrits sur les murs à côté de digressions théoriques qui se réclament de Deleuze ou de Derrida, compendium de citations décontextualisées. Si Hirschorn prétend dénoncer le fonctionnement de la démocratie suisse, Kaegi semble, lui, traversé par une réelle empathie pour les réalités documentées et citées dans son Mnemopark. Car l’artiste l’a bien saisi, tenter de « voir le monde », c’est effectuer un parcours visuel, et démultiplier la vision. Créer un réseau de correspondances et d’enchaînements qui rend la navigation mentale plus aisée, permet de (re)construire un monde à partir d’échantillons prélevés. À en croire Dürrenmatt, « l’art est la possibilité de contenir la profondeur, parce qu’il est en mesure d’offrir des images. » Mnemopark permet de faire précisément entrer en résonance des images (parcours visionné à un train d’enfer, séquences de Bollywood sur Alpes, flash-back sur le passé des actants…), de tisser des liens entre des fragments, de connecter des tableaux autonomes, de voyager d’un bord à l’autre de l’espace du sens en apportant quelques retouches à nos modèles et modélisations du réel. Mnemopark n’est qu’inserts, ellipses, rapprochements, écartèlements, passages d’images d’une omniprésence fluide alternant le filmage de scènes obligées du récit et des captures libres de moments et de détails.

On comprend qu’ainsi, pour Kaegi, la représentation théâtrale ne se pose plus comme reproduction, mais comme engendrement d’une configuration originale se métamorphosant en un « théâtre d’individuation ». L’image théâtrale offre un espace de combinaisons, de déplacements, de corrélations spatiales et visuelles pour une pensée multidimensionnelle. « Un cinéaste de documentaire se serait posé des questions de rythme, précise l’artiste. Là ce sont des questions de théâtre. Je suis un metteur en scène, qui travaille avec des spécialistes. Je ne cherche pas, surtout pas, la perfection. Les effets d’un déraillement m’intéressent hautement, parce que les modélistes descendent du paysage pour bricoler la réparation. Mnemopark fait apparaître en parallèle une autre dramaturgie, issue du cinéma indien. Les cinéastes de Bollywood tournent nombre de leurs séquences de danse en Suisse. Les montagnes vertes représentent le paradis pour les Indiens. Les tournages d’abord, puis les touristes qui veulent voir ce paradis représentent un gros marché pour la Suisse. »
La vie de chalet s’offre au touriste à l’ère de la télé-réalité et du regard pornographique et inquisiteur porté sur des vies désormais transparentes, en réseau et en représentation perpétuelle dans le décapant « Peepshow dans les Alpes » de Markus Knoebeli, monté par Robert Bouvier. Stefan Kaegi, lui, choisit des informations apparemment non hiérarchisées, des giboulées de chiffres, de statistiques et un maillage serré d’informations et d’images pour mieux montrer la vanité de cartographier la vie comme elle va, toujours en mouvement.

Bertrand Tappolet

Mnemopark, du 20 au 24 mars 2007. Théâtre de Vidy.
Rés. : 021 619 45 45