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A Thessalonique
Thessalonique : Prix Europe 2008
Article mis en ligne le septembre 2008
dernière modification le 26 septembre 2008

par Julien LAMBERT

Chéreau, Warlikowski, Rimini Protokoll, Sasha Waltz, le Théâtre libre du Belarus - les élus du Prix Europe 2008 semblent évoluer dans des domaines étrangers les uns aux autres, voire dans un conflit idéologique de sourds où chacun peut convoquer poésie, réalité ou politique… à qui justifiera le mieux son urgence du théâtre. Pourtant, les ressemblances formelles et conceptuelles sont déroutantes. La qualité varie plus, selon le critique…

Dans le paysage un peu chaotique bien que fascinant de l’Europe du théâtre actuelle (voir l’Edito de mai), ceux qui en font la vie en aval ressentent le besoin de nommer des jalons importants, un ordre en filigrane, de distribuer des prix. Ainsi du Prix Europe attribué par des critiques, théoriciens et responsables culturels lors de quatre jours de rencontres surchargés et fascinants, de bouillonnement d’idées mais aussi de spectacles, ce mois d’avril à Thessalonique.

Encyclopédique
Après Brooks, Mnouchkine, Vassiliev ou Wilson, Chéreau restait sans doute un de ces derniers dieux à asseoir au Panthéon européen, de ceux qui ont fait de la mise en scène un art toujours plus noble et complexe. Son parcours l’a fait toucher à la redécouverte sérieuse de Marivaux, à l’exploration rigoureuse, intelligente mais aussi extrême dans l’expression émotionnelle des rôles, des grands poèmes de la condition humaine que sont Hamlet, Peer Gynt, Phèdre ; à l’éclosion de Koltès, un dramaturge capital pour l’écriture contemporaine, qu’il a révélé comme tel, dans une attention à chaque virgule de son phrasé lyrique. Chéreau s’est cogné en assoiffé à tous les genres également. Au-delà du cinéma, il a ennobli la dramaturgie de l’opéra dans le Ring, ou plus récemment avec De la Maison des morts de Janácek, dont le film dévoile la communion expressive des visages, des corps de bagnards chorégraphiés avec une tendresse qui transcende l’horreur, des voix qui disent la vérité du texte, avec la musique. Mais tout cela, c’est du théâtre aussi comme le dit Chéreau, soit la compréhension profonde d’une œuvre figée rendue à la vie par des moyens qui ne font que la servir. Ces moyens primordiaux se résument à leur squelette dans les actuelles expériences de lecture, où Chéreau revient sur scène non en acteur, mais en organisateur, en passeur de textes qui restent lettres volantes mais gonflées par le souffle juste, métrées par la diction intelligente, comme dans la création de Coma de Pierre Guyotat ou dans la monacale Douleur de Marguerite Duras, dans laquelle il sert une Dominique Blanc à peine plus fragilisée, plus actrice.

« Being Harold Pinter », par Vladimir Sherban, Belarus Free Theatre
photo Nontas Stylianidis

La réalité imposée
Les nouvelles générations récompensées par le Prix Nouvelles réalités semblent rejeter, comme flétri, ce retour aux sources du théâtre dont elles se revendiquent pourtant aussi. Chéreau manipule de l’humain autant que le très fashionable Rimini Protokoll, qui croit pour ce faire devoir céder sa place sur scène à de réels « experts » de la vie. Or la scène ne suffit pas à transcender dans l’art gamins maniaques d’armes, licenciés de Sabena, transplantée cardiaque, ni les petits vieux de Mnemopark, dont les anecdotes n’intéressent qu’une fibre sympathique et non esthétique. Deuxième déclaration d’anti-théâtre, l’investigation bidon menée par la vidéo amateur au sein de cette visite de la Suisse en train électrique dénonce des clichés mais pas des réalités politiques.

Le Théâtre libre de Biélorussie cherche aussi l’efficacité politique à partir de récits authentiques, mais le contexte de nécessité qui motive leur théâtre donne un sens évident à une conception qui sonne faux chez Rimini Protokoll, en Avignon ou en Suisse. À Minsk, la troupe qu’Havel et Pinter ont proposée au prix pour une mention spéciale organise faux mariages et chaînes téléphoniques, afin d’esquiver les arrestations et de faire vivre un rayon d’espoir au sein de la dictature. Mais s’ils tournent en Europe aussi, c’est que leurs spectacles dépassent de loin l’agit-prop. Certes Génération Jeans est surtout un one man show ironisant la nostalgie soviétique, et leur Being Harold Pinter, malgré une intéressante réflexion sur la relativité de la vérité en art et son objectivité souhaitée en politique, accuse aussi un certain amateurisme du jeu. En revanche, leur création Zone de silence s’appuie sur d’indiscutables récits de vie, voire sur l’objectivité froide des statistiques pour les faire décoller dans un lyrisme déchirant, quand un comédien raconte le suicide de son propre fils avec la tendresse atemporelle du conteur, qui laisse émerger l’urgence sociale.
Troisième « Nouvelle réalité » du Prix, Krzysztof Warlikowski représente sans doute la plus forte dose d’espoir, la plus forte conjonction de ces tendances propres à la contemporanéité. Lui aussi fait dialoguer des corps fragilement sensuels, dans une vraie exploitation esthétique et philosophique de la thématique de l’homosexualité refoulée puis revendiquée jusqu’à l’abîme, au-delà de la dichotomie entre tabous et provocation. Mais au départ il y a surtout des textes, compris avec l’exigence d’un Chéreau car tirés à rebours de leurs associations automatiques stériles : comme il extirpe Angels in America de Broadway, en le prenant au sérieux, dans Les Purifiés le Polonais joue la violence légendaire de Sarah Kane comme des traits de beauté intense jusque dans la castration, il prend la sordidité des situations, d’une fille masculine amoureuse de son frère mort, pour des invites à la tendresse, à la métaphore révélatrice. En prenant simplement le texte. De Chéreau à Warlikowski, ce n’est peut-être finalement pas si compliqué, le théâtre ?

Julien Lambert