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Vidy-Lausanne
Lausanne : “Press“

Le solo d’un homme en chambre, dont les parois s’étrécissent, ouvre sur le fantastique métaphysique de notre état d’humain cloîtré.

Article mis en ligne le octobre 2010
dernière modification le 30 octobre 2010

par Bertrand TAPPOLET

Après La Bâtie, le Théâtre de Vidy accueille le travail du chorégraphe et danseur français Pierre Rigal au détour de Press. Ce lieu a révélé en terre romande cet étonnant créateur avec le sémaphorique et héraldique Asphalte imaginé pour un quintet de danseurs hip hop. Rigal est un ancien athlète de haut niveau, champion du 400 m ayant étudié les mathématiques En 2003, Il signe une pièce en solitaire, Erection ou les efforts d’un homme qui tente de rejoindre la station debout et se lever.

Dans une démarche qui réconcilie onirique et optique, le corps du danseur de Press, réduit à un infra-espace, peut être celui d’une figure kafkaïenne expérimentant les frontières matérielles, physiques, de son monde. Une chorégraphie graphique se met ainsi en place qui n’est pas sans rappeler Les Six figurines noires publiées par Max Brod dans sa biographie de Kafka. Une marionnette noire suspendue à des fils invisibles dont la trajectoire fait alterner la combativité et l’abattement, le mouvement millimétré et le repos, la position debout, celles couchée, assise et en diagonale. L’homme marionnette, qui n’exclut nul burlesque, exécute-il les situations de son inhumaine condition ?

Graphique et métaphysique
A l’orée du spectacle, la boîte qui réduit littéralement les évolutions dansées mesure 3.20 m d’ouverture sur 2.20 m en hauteur et en profondeur. Le corps du danseur y est une archéologie. Elle ne cesse de puiser dans un réservoir de formes animales (araignée musculaire), minérales, pour les faire vivre dans l’inconscient de la matière. Un corps parfaitement éparpillé dans la sinuosité des éléments du décor que bientôt s’y retrouve compressé, réduit à un pur artefact après en avoir physiquement et du regard éprouvé les limites. L’objet corps est une tangente, pure géométrique à l’anatomie élastique, plastique, tour à tour point d’interrogation, d’exclamation, tiret, barre oblique. Il devient cet objectile, dont parle le philosophe français Gilles Deleuze. Il ne se définit plus par une forme essentielle mais atteint à une fonctionnalité pure, comme déclinant une famille de courbes encadrées par des paramètres. Deleuze qui a consacré de belles pages au travail de Bacon, tout en torsions et contorsions de la matière corporelle et dont les passerelles sont plurielles avec le reformatage permanent de l’anatomie du danseur de Press.

« Press »
© Frédéric Stoll

Le travail chorégraphique n’est pas sans ramener à l’artiste plasticien et performer chinois, Li Wei, qui se met en scène dans des positions défiant les lois de la gravité. Des situations surréalistes, où l’anatomie devient flèche se fichant dans les éléments naturels ou non. Rigal s’inscrit dans une sorte de lutte perpétuelle avec son environnement, tel un individu ordinaire qui ne parviendrait pas à se raccrocher aux autres, isolé et malmené par une gigantesque main invisible et invincible.

Géométrie du désespoir
Entre danse, théâtre, illusion, installation plasticienne, abstraction et concrétude d’un enfermement croissant, tout n’est pas que plus haute des solitudes et aliénation spatiale dans cette partition. A l’instar de l’univers de Kafka, Il y a beaucoup d’humour dans cet opus malaxant le corps par son environnement. Ce qui est mis en espace est un corps burlesque, dont les trajectoires et configurations spatiales successives peuvent se subsumer à une stratégie de survie, dans la veine de Llyod ou Tati. Sous le regard d’une lampe articulée et robotique, le danseur fait preuve d’une sidérante souplesse circassienne, engageant ses figures en équilibre dressé sur la tête, se diluant sur les parois tel un immense insecte.

« Press »
© Frédéric Stoll

Dans sa gestion de la temporalité, Press distille un art consommé du tableau séquence, dont le dispositif crée, par son insistance, un accroissement vertigineux de l’absurde. « Le temps ne coule pas. Il s’accumule dans l’image jusqu’à la charge d’un formidable potentiel dont nous attendons presque avec angoisse la décharge. » Cette affirmation d’André Bazin, écrite en 1954, décrit avec précision l’impression que nous délivre le temps dans la création de Pierre Rigal. En conjuguant lumière, espace, temps, son et corps, cet opus fait de chacun de ses moments, un parcours pour l’œil et la conscience.
Accompagné sur le vif par Nihil Bordures à la guitare, Pierre Rigal décline, au gré d’un superbe travail d’appuis au sol, de véritables sculptures sous les contorsions d’un corps saisi dans l’hypnotique apesanteur. Cette démarche se rapproche parfois des tableaux vivants expérimentés aussi bien sur le fond de boite noire par le photographe et écrivain Edouard Levé que dans le white cube scénique du chorégraphe et danseur Xavier Leroy. Point de départ d’une réflexion sur le corps et l’espace, Press peut alors se lire comme une tentative de défaire l’organicité du corps, son organisation fonctionnelle traditionnelle, pour générer une figure. Ou une configuration qui soit avant tout une reconfiguration.

Bertrand Tappolet

Théâtre de Vidy. Jusqu’au 17 octobre