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La Comédie de Genève
Entretien : Valère Novarina
Article mis en ligne le novembre 2007
dernière modification le 1er novembre 2007

par Jérôme ZANETTA

Au cœur même de l’espace théâtral, Valère Novarina rend sensible l’expérience de la parole lorsqu’elle traverse le corps du comédien et du spectateur dans un mouvement inexplicable, contradictoire et instable, comme un Acte inconnu, une lumière joyeuse et totale qui dans le même mouvement dissimule nos zones d’ombres et révèle la richesse de nos insuffisances. Entretien.

Comment s’est passé la genèse de l’écriture de ce dernier opus ?
V.N. : J’écris de façon continue et sans penser « pièce de théâtre » au moment de l’écriture. J’ai donc toujours sous la main une provision de textes, de matériaux assez bruts et désorganisés. Ensuite, quand il s’agit de structurer ce travail, il me faut choisir mes comédiens et, plus important encore un lieu, un espace qui convient. Ce sera la matrice du texte ; en somme, le lieu choisit la forme à venir du texte. Par exemple, quand il a fallu choisir, à Avignon, entre la Carrière Boulbon et la Cour d’Honneur du Palais des Papes, c’est ce dernier lieu qui s’est déterminé et qui a écrit une pièce différente de celle qui aurait pu naître d’un lieu circulaire et creusé dans la roche naturelle. La Cour d’Honneur impressionne de par ce double mur, celui du Palais et celui plus intense encore des 2000 spectateurs. Lors de ce choix, je me suis immédiatement rendu dans ce lieu, seul, afin de mesurer les forces en présence de cet espace et d’envisager le travail scénographique qui doit se faire très vite, alors que le travail de l’écriture peut lui se terminer seulement quelques jours avant la représentation !

Est-ce un choix délibéré de travailler dans l’urgence et de soumettre les comédiens à ce procédé singulier ?
Je ne sais pas, mais les comédiens savent qu’ils n’auront accès au texte qu’à la dernière minute, même si cela angoisse certains. Mais une fois la première lecture effectuée, la pièce bouge très peu, même si en réalité elle pourrait s’organiser de manière complètement différente en intervertissant chaque partie soigneusement numérotée. L’architecture de la pièce n’est donc jamais préméditée, la matière première est malléable jusqu’au dernier moment, même si les rythmes, l’ordre souterrain du texte sont déjà bien en place.

"L’Acte inconnu" de Valère Novarina. Photo Olivier Marchetti

Quand on lit la pièce, on a le sentiment d’un mouvement perpétuel, concentrique, une spirale qui magnétise les quatre actes ?
Oui, mais ces quatre actes sont très différents, discontinus, dans lesquels on tombe successivement. Je m’efforce de faire comprendre aux comédiens que tout cela reste très angulaire et cubiste, comme dans une fresque byzantine où tout est brutalement contrasté, afin d’éviter une tonalité tiède, une ambiance trop installée, une émotion durable. Il ne faut jamais pouvoir tranquillement évoluer dans le spectacle. Alors, si à cela s’ajoute le danger du lieu comme dans la Cour d’Honneur, la pression est à son comble et les comédiens trouvent une stimulation encore supplémentaire, portés par la scénographie exceptionnelle de Philippe Marioge, qui comme une architecture parallèle s’est faite en même temps que la pièce et qui tient compte des rythmes et du rapport au public.
Et rassurez-vous, une fois que la naissance de la pièce a eu lieu, tous les espaces sont possibles pour accueillir le texte. Par conséquent, l’exiguïté de la salle de la Comédie permettra sans doute de mettre en évidence certains aspects de la pièce, malgré les contradictions manifestes entre les espaces.

Et puis, La Comédie de Genève, ce doit être un lieu particulier pour un natif du cru ?
Vous ne pensez pas si bien dire, car ce théâtre revêt pour moi une émotion particulière, dégage une force singulière, dans la mesure où c’est là, dans une loge, que ma mère alors comédienne a décidé de me nommer « Valère ». J’aimerais retrouver sa trace dans les archives de la Comédie, puisqu’elle y jouait alors la Marianne dans Tartuffe.
Bref, je crois donc que dans un lieu comme le petit plateau de la Comédie, le spectacle se concentre et révèle des aspects plus intime que sur une scène de plein air où un bon quart de la pièce part dans la toiture ! Or, le lieu est subordonné à la relation entre comédiens et spectateurs qui demeure au centre de mes préoccupations. Je ne fais pas du théâtre pour les photographes, mais avant tout pour les comédiens et les publics.

Comment souhaitez-vous parler de votre dernier opus, l’Acte Inconnu ?
J’ai précisément choisi ce titre afin que personne ne me pose cette question…(rire) mais je puis dire que cet « acte inconnu » est nommé afin de préserver cet acte, ce moment mystérieux de l’interaction entre les comédiens sur scène et le public dans la salle. Quelque chose doit agir chacun des spectateurs qui font des voyages contradictoires et ressentent des émotions contraires. Je ne veux pas d’un théâtre totalitaire, mais qui s’adresse à chacun. C’est une pièce faciale qui s’adresse de façon directe au spectateur sur des registres différents et selon l’économie de chaque acteur qui lui-même ne sait pas toujours comment il va évoluer. C’est ainsi qu’on approchera un théâtre comme art du dénudement, de la vérité pour retrouver une forme de simplicité.

Vous faites, d’autre part, souvent référence à la tradition du cirque. En quoi vous est-elle chère ?
En effet, j’aime cet art qui organise des espaces qui changent sans cesse, des artistes qui revêtent des rôles très différents, sur des rythmes endiablés. Mon père m’a donné le goût du cirque qu’il mettait au-dessus de l’art théâtral, à une époque où les intellectuels se rendaient régulièrement au cirque. Et puis l’acteur est un acrobate du souffle, pendant que le spectateur retient son souffle !

L’art du souffle, c’est aussi celui de maîtrise de son corps qui peut passer par une dimension spirituelle ?
Mais les acteurs sont souvent des spirituels, ils font une expérience du corps, du langage qui traverse leur corps ; ils sortent de leur propre corps. C’est un phénomène que j’observe avec fascination depuis les coulisses, où je perçois cette activité incessante et ce dédoublement chez chacun des comédiens, le double monde, l’envers qui est très au fond du théâtre qui a définitivement à voir avec le renversement, l’autre côté du miroir, vers la mort.

Il faut là saisir l’occasion pour parler et rendre hommage à l’immense comédien qu’est Daniel Znyk et qui a disparu l’année dernière.
En effet, cet homme est un génie que j’ai souhaité présent à travers tout le spectacle, grâce au moule de sa tête en plâtre qui était présent à la Comédie Française dans L’Espace furieux. Daniel Znyk est ainsi avec nous tout au long de la pièce et sa figure est très intense.

On est d’ailleurs toujours fasciné par ces figures multiples qui habitent vos spectacles et dont les noms nous interpellent de façon inattendue.
Oui, j’aime beaucoup jouer avec les noms, le Bonhomme Nihil, Jean Multiple, Irina Grammatica et surtout Raymond de la Matière ; bref, ces noms surgissent de mon imagination ou du monde réel et sont un signe identitaire fort pour les comédiens, ils sont comme un premier vêtement pour eux et agissent dans la pièce de façon souvent instable. C’est un peu comme au cirque où les artistes ont des noms et des emplois multiples. Ces noms sont donc importants dans la mesure où ils créent aussi l’architecture de la pièce.

Il semble que dans cette pièce en particulier, l’instabilité et le déséquilibre constituent la charpente de l’espace scénique ?
En effet, et dans l’Acte inconnu, de manière plus insistante qu’auparavant. Il y a une sorte d’ambivalence constante des choses et une rapidité délibérée de passer d’une émotion à l’autre, même si le spectateur préférerait rire ou pleurer encore un peu, il ne doit jamais s’installer dans ses sentiments. Il est donc comme en situation permanente de danger, mais dans une instabilité du langage qui provoque un éveil constant. Le rire doit surprendre le spectateur et je veux que le sol se dérobe sans cesse sous ses pieds, afin qu’il soit suspendu, évidé, aéré, pris dans un vertige, une ivresse de l’espace. Il faut que le spectateur vive une expérience à travers laquelle l’espace évolue, une expérience interne synesthésique.

Comment vivez-vous le fait que certains spectateurs disent ne pas saisir l’entièreté de votre propos, ne pas parvenir à accéder à votre théâtre ?
Je vois certains spectateurs quitter les lieux, mais j’en vois d’autres aussi qui viennent une seconde fois pour revivre l’expérience théâtrale. Ce sont ceux-là mêmes qui disent que tout est allé trop vite et que sans avoir lu le texte, ils ne comprennent pas tout ! Mais la vie elle-même passe trop vite et il faut accepter de ne pas tout comprendre dans sa vie. Moi-même je vais au spectacle tous les soirs pour essayer de comprendre la pièce…et, selon les jours, elle vit différemment, j’apprends d’elle des choses différentes, c’est une lumière différente qui l’éclaire.

Et précisément, s’agissant de l’Acte inconnu, il semble évident que cette pièce résonne avec votre ouvrage récent « Lumières du corps ». Les deux opus se répondent de façon lumineuse.
Cela ne fait aucun doute et même plus, certains passages de Lumières du corps sont présents dans la pièce sous une forme à peine différente. Le niveau de langue varie d’un texte à l’autre, comme il y a plusieurs manière de peindre un même paysage.

C’est en ces termes que vous rendez vos comédiens sensibles à ces lumières qu’ils doivent laisser éclairer leurs corps ?
Je ne sais pas si je leur dis cela, mais je sais que je les regarde beaucoup dans leur corps. Il le faut pour savoir quelle sera la meilleure manière de communiquer avec chacun d’eux. Certains sont dans une compréhension immédiate de la matière théâtrale et d’autres nécessitent de ma part un suivi en zigzag pour parvenir à trouver dans leurs corps la meilleure luminescence possible. Et je constate toujours plus qu’au théâtre le corps de l’acteur, son incarnation, son travail de mémoire et de diction apportent de l’intelligence à la matière. Cela passe donc au théâtre par la façon dont les acteurs touchent le texte, le respirent, l’articulent. Or, je ne connais cela qu’au théâtre. C’est d’ailleurs ce que je crains le plus, non pas que les textes de théâtre disparaissent, il y en aura toujours, mais que l’art de l’acteur se perde. Alors que selon moi cet art du comédien est le point irradiant, jouissif et lumineux qui établit le contact entre le texte et l’acteur. De cela dépendra l’émotion. La mise en scène, elle n’est là que pour le comédien, pour l’aider à comprendre la pièce. De fait, tout sur scène doit être pour lui, avant même d’être destiné au spectateur. C’est la moindre des choses, puisque l’on disait bien au début du siècle dernier que telle ou telle comédienne donnait Phèdre ou Andromaque dans tel théâtre. Il y a bien là l’idée du don qui présuppose un apport antérieur du metteur en scène.

C’est pour cela que nombre de comédiens reviennent régulièrement dans vos pièces. Est-ce parce qu’ils sont ceux « donnent » le mieux vos textes et dont la voix les dira le plus justement ?
Effectivement, la distribution est avec la scénographie l’acte le plus essentiel pour le metteur en scène. Je choisis de façon très scrupuleuse les comédiens qui évolueront sur le plateau et la voix peut être décisive dans ce choix. À ce sujet, j’aime citer Thomas Corneille parlant du « charme de la voix » ou Balzac lorsqu’il dit « la voix, lumière parlée », c’est très beau et ça renvoie à la chair de la voix. Tout cela me semble extrêmement important dans la mesure où la voix doit prendre la pleine possession de sa liberté pour s’épanouir dans l’espace scénique et permettre une meilleure compréhension. Il s’agit donc de l’intelligence par la chair, par la voix, par la mémoire, mais qui n’est possible si le comédien comprend de manière globale et totale l’architecture de la pièce et du propos, de l’intérieur comme de l’extérieur. C’est plus important encore que de parler de l’essence de la pièce. Et parfois, je constate que nous n’avons pas vraiment parlé de la pièce, de son centre, mais que cette pudeur est souvent nécessaire, qu’elle permet de mieux accompagner quelque chose ou quelqu’un, comme ici Daniel Znyk, dont la présence muette est ce silence nécessaire qui laisse jaillir le langage.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta