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Vidy-Lausanne
Entretien : Charles Tordjman

Charles Tordjman met en scène La Fabbrica à Vidy-Lausanne.

Article mis en ligne le novembre 2009
dernière modification le 7 décembre 2009

par Nancy BRUCHEZ

Du 27 octobre au 12 novembre, à Vidy-Lausanne, Charles Tordjman met en scène La Fabbrica, récit du jeune auteur romain Ascanio Celestini. Entretien avec Charles Tordjman au sortir des répétitions.

Charles Tordjman, pourquoi avoir eu l’envie de faire entendre le texte de Celestini ?
Le texte m’a touché pour plusieurs raisons. D’abord, c’est la première fois que je lisais un texte où il était question de la classe ouvrière qui n’était ni vindicatif, ni partisan, ni sociologique, ni le bilan politique d’une réalité. Ce n’était pas une photocopie du réel. Ensuite, ce que j’ai trouvé formidable dans le texte de Celestini, c’est qu’il raconte l’histoire de la fin d’une usine, toute l’histoire d’une génération du début du siècle jusqu’à aujourd’hui. Et en même temps l’histoire qui est racontée est l’histoire du capitalisme avec ses compromissions, jusqu’à l’abandon et la disparition totale de l’usine qui va se retrouver de manière quasi fantastique en Chine ou en Afrique.
De plus, j’ai aimé le côté fantastique de l’écriture de Celestini qu’on trouve assez rarement pour traiter ce type de sujet. C’est d’abord la forme de l’écriture qui m’a séduit. Aujourd’hui, on se sert de téléphone portable, de télévision, de voiture et on oublie qu’il y a des gens derrière tous ces objets. C’est ce que la pièce de Celestini rappelle.
Après avoir monté, il y a quelques années (nlr, en 2004 au Festival d’Avignon), une pièce de François Bon, Daewoo, qui évoquait la liquidation de trois usines avec la mise au chômage de 1200 personnes, j’ai l’impression de renouer avec ce théâtre sans qu’il y ait de dénonciation et de colère. Chez Celestini, il y a étrangement une certaine douceur et un humour dans l’abîme de la fin de l’usine. Et pour finir, cela me plaît de faire découvrir cet auteur méconnu en Suisse et en France alors qu’il a été beaucoup joué en Italie. C’est toujours un plaisir de proposer des pièces qu’on aurait aimé écrire soi-même.

Charles Tordjman
© Jérôme Schlomoff

Vous dites d’emblée que vous ne raconterez pas la Fabbrica, mais que vous allez "tournez autour"…qu’est-ce que cela signifie ?
C’est amusant parce que je ne l’ai compris qu’aujourd’hui en répétition. Le texte de Celestini met en scène des secrets, notamment celui d’une femme qui est l’allégorie d’une usine. Elle s’appelle Assunta, elle est belle comme une madone, mais elle a un secret physique incroyable : elle a trois seins. Elle est le symbole, non seulement de l’usine, mais de l’Italie toute entière. Cette femme à trois seins, c’est la louve. Un autre secret réside dans le fait que le patron de l’usine a une relation avec cette femme. Le texte de Celestini est tellement fantastique qu’une des lectures possibles serait de voir derrière ce patron la représentation du capitalisme et de penser que, de cette union étrange entre le patronat et la patrie, naîtra un monstre, Benito, qui ressemble étrangement au fascisme. Un troisième secret est l’amour des ouvriers pour leur usine et leur travail aussi répétitif et épuisant qu’il soit. Chez Celestini, les hommes comptent peu et ils vont disparaître à la fin du texte, tout comme l’usine qui se retrouve en Afrique. Mais jamais Celestini ne parle de délocalisation, il reste toujours dans un conte fantastique. C’est pourquoi quand je dis que je "tourne autour" de l’usine, je reste en fait dans le fantastique. On va raconter l’histoire dans une forme très simple.
C’est là que mon travail de metteur en scène intervient. J’ai eu envie de rajouter des chants, à ce monologue réécrit pour deux acteurs, car il me semblait que le texte résonnerait autrement s’il y avait des chants italiens. J’ai spontanément pensé à Giovanna Marini. La première fois que je l’ai entendue, je devais avoir 25 ans lors d’une fête de l’huma dans la petite ville d’Hagondange. Les chants de Giovanna poussent la réalité de l’histoire vers le sublime, il s’agit d’une force lyrique qui contamine le texte. Elle et Celestini rendent tous deux hommage à l’Italie populaire de façon sacrée, presque religieuse. Et je trouvais assez beau d’imaginer qu’une usine pouvait, elle aussi, avoir cette dimension sacrée.

Est-ce qu’il s’agit ici d’un devoir de mémoire que vous faites pour ne pas oublier cette force ouvrière ?
Oui, ils sont toujours là d’ailleurs, même si par des processus d’amnésie de vocabulaire, on a remplacé "classe ouvrière" par des mots plus savants et plus techniques. La position de Celestini n’est pas celle d’un intellectuel qui se met au service de la classe ouvrière, elle n’en a pas besoin. Mais il est là pour dire qu’il y a encore des alliances possibles. Il faut encore espérer qu’un jour les hommes et les femmes se réuniront dans l’envie de construire un autre monde.

Un mot des acteurs que vous avez choisis et que vous avez déjà dirigés…
J’admire beaucoup Agnès Sourdillon et Serge Maggiani. Ce dernier est d’ailleurs de nationalité italienne et de culture française, ce qui m’a séduit. Mais ce qui me plaît particulièrement chez eux, c’est leur élégance et leur légèreté, très loin des clichés de la classe ouvrière. Nous ne voulons définitivement pas faire une photocopie de la salopette…

Propos recueillis par Nancy Bruchez

Jusqu’au 12 novembre : « La Fabbrica » d’Ascanio Celestini, m.e.s. Charles Tordjman. Vidy-Lausanne, Salle de répétition, à 19h30, relâche lun + dim 1.11. (loc. 021/619.45.45)