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“Je l’aimais“ au Poche, Genève
Entretien : Anna Gavalda

Françoise Courvoisier met en scène “Je l’aimais“, roman d’Anna Gavalda.

Article mis en ligne le février 2007
dernière modification le 18 octobre 2007

par Julien LAMBERT

Anna Gavalda n’est pas une grande romancière et s’en défend même. Elle raconte des histoires, tend son micro aux discours vagabonds des
contemporains qu’elle fantasme, comme sans en retrancher les scories de l’oral, de l’âme. “Je l’aimais“ est le roman ébranlant d’une conversation
privilégiée, que Françoise Courvoisier a voulu monter au Poche.

Quelques repères
La narratrice vient de se faire larguer par son mari, qui la laisse seule avec ses deux filles, détruite et révoltée. Son beau-père les emmène dans sa maison de campagne pour leur changer les idées. Il fait froid, les balades dans une morne campagne et les bains entre filles, le passage au McDo octroyé pour circonstances exceptionnelles et les discussions de Barbies ne changent guère ses idées. Le beau-père est un homme sévère, renfermé, un patriarche qu’on ne contredit pas et qu’on peut encore moins espérer ébranler. On s’attend à ce que Je l’aimais soit l’histoire d’un amour perdu, de la cruauté et de l’inconstance des hommes vécue dans la psychologie d’une femme en exil. Ce sera tout le contraire. Le personnage bien factice, hermétique et composé du beau-père prend au fil des pages de plus en plus d’une humanité, d’une finesse inespérée. Son admiration, sa tendresse le conduisent à raconter ses propres faiblesses, sa propre passion amoureuse.
Partant d’un quotidien réaliste où les sentiments peinent à se faufiler entre les boîtes de cornflakes et le néon des téléphones portables, les monologues entrecoupés de verres de vin et de dialogues hauts en oralité ouvrent la dimension d’un passé amoureux romanesque et atemporel. Le beau-père ouvre surtout la voie d’un pendant complexe au malheur amoureux féminin, celui de l’homme épris qui n’a pas abandonné son ménage pour répondre à ses responsabilités.
Comme dans “Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part”, le recueil de nouvelles qui lui valut un premier succès retentissant, Anna Gavalda dynamise surtout ses romances quotidiennes un peu fleur bleue ou à l’inverse parfois franchement sordides par l’emploi d’un lexique qui mêle des métaphores éthérées ou audacieuses à l’argot le plus fleuri, dans un discours saccadé ou à l’inverse débridé, fluvial, qui suit avec fantaisie et surprise le cours d’une pensée buissonnière.
JL

Jusqu’au dimanche 11 février : “Je l‘aimais” d’Anna Gavalda, m.e.s. Françoise Courvoisier. Le poche-Genève, lu-ve-sa à 20h30, me-je à 19h, di à 17h, ma relâche (rés. 022/310.37.59)

Un coup de fil avec Anna Gavalda…


Comment êtes-vous venue, tout récemment, à l’écriture… et au succès ?
Je m’ennuyais, alors c’est bête, j’ai acheté un tout petit ordinateur pour participer à des concours d’écriture, et c’est l’objet qui m’a donné envie d’écrire. Je les ai tous gagnés sauf quand j’ai présenté les premières nouvelles de mon recueil : j’avais dépassé la longueur imposée ! Par dépit j’ai rassemblé et relié ces nouvelles, parce que personne ne me lisait, pour qu’on me dise ce qu’elles valaient. Après, ce succès, c’est une énorme escroquerie ! Ce qui doit plaire c’est de sentir que je ne me prends pas au sérieux. Les gens se sont reconnus dans mes personnages tendres, tous super ringards mais hyper honnêtes.
On sent en effet en vous un plaisir à s’incarner dans des personnages très divers…
C’est pour ça que j’écris, en ce moment je suis dans la peau d’un type qui a cinquante ans, qui perd ses cheveux et qui bande mou… Dans ma maison, il y a dans une pièce ma fille qui joue aux playmobils, dans une autre mon fils qui joue aux Sims (une simulation informatique de la vie humaine) et dans la troisième moi. On fait tous la même chose : on se raconte des histoires !

Anna Gavalda

Comment s’écrivent ces récits emberlificotés, mais dont la langue semble
instinctive ?

Quand je commence, j’ai juste quelques scènes isolées, l’humeur de mes personnages... Je trouve en écrivant. Ce qui est instinctif, c’est de penser d’abord beaucoup aux personnages, d’imaginer leurs chagrins d’amour, leur première rubéole, pour les connaître presque aussi bien que de
« vrais » gens. Ensuite c’est facile, il suffit de les laisser vivre. Après dans le détail du texte, c’est beaucoup de travail. Plus ça a l’air facile, fluide, plus c’est travaillé, coupé. Écrire est un travail de boucher.
D’où vient ce personnage du beau-père, qui revalorise le rôle habituel du
« méchant » qui s’en va ?

Je les vois dans les réunions de famille, les mâchoires serrées et la nuque droite et je veux leur dire « come on, qu’est-ce qui se passe là-dessous ? ». Je m’intéresse à ces hommes cadenassés et en même temps à vif, mais aussi à la relation familiale « extrasanguine » beau-père - belle-fille : ils peuvent être très proches physiquement et affectivement, mais du jour au lendemain ne plus jamais se revoir ; d’où les confidences de mon roman.
Ensuite, je suis persuadée qu’il n’y a ni méchant ni gentil. On pourrait le mettre dans un magazine féminin, mais ce n’est pas l’un des époux qui quitte l’autre, c’est l’amour qui les a quittés les deux. Le plus triste reste de trouver que l’autre a une mauvaise haleine… Mais il faut voir les réactions épidermiques des lecteurs, qui me félicitaient s’ils étaient partis, ou m’en voulaient parce qu’ils avaient fait le choix de traverser la crise !
Dans “Je l’aimais”, vous comparez ironiquement une réplique avec Paolo Coelho : vous craignez de ne pas faire acte de littérature ?
J’en ai la certitude ! Mais je me fous complètement de faire l’écrivain, ce qui m’intéresse c’est le pur plaisir de jouer aux Sims. Ça me hante parce que je lis de purs chefs-d’œuvre, mais j’ai renoncé à la littérature. J’élève deux enfants, je ne vois pas comment faire une œuvre ! Là il est 10h30, ils vont revenir de l’école, je dois faire à manger, avant je découpais des vélocipèdes pour mon fils qui fait un dossier dessus, puis il faut qu’on aille au magasin changer les lapins playmobil que la nounou a offerts en double. Tolstoï pendant cinq ans avait sa petite isba tranquille au fond du jardin pour écrire “Guerre et paix”, il mettait les pieds sous la table !
Mais je crois que regarder ses enfants grandir c’est plus beau, et j’ai trouvé un métier qui me donne bonne conscience pour me cultiver sur des sujets complètement incongrus. Je suis allée dans des écoles hôtelières, j’irai à Moscou pour mon prochain roman qui se passe en Russie, j’ai lu énormément sur l’architecture, pour une nouvelle sur les chauffeurs routiers je suis montée dans la cabine d’un camion !
Qu’attendez-vous de la mise en scène de Françoise Courvoisier ?
Le diable sur mon épaule gauche me dit que si je l’inspire, comme Berri qui fait d’“Ensemble c’est tout” un film, tant mieux, moi la pièce je l’ai déjà vue en l’écrivant ! Mais l’ange à droite me dit que ça m’intéresse d’aller la voir pour la sensibilité de Françoise Courvoisier, je lui ai fait confiance à elle et pas à d’autres parce qu’elle en parlait bien.

Propos recueillis par Julien Lambert