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Cine Die - juillet 2010

63e Festival de Cannes : Quelques commentaires sur les films en compétition.

Article mis en ligne le juillet 2010
dernière modification le 29 janvier 2012

par Raymond SCHOLER

Compétition
Alors que l’unanimité se faisait sans problème l’année passée autour de Das Weisse Band de Haneke, la Palme d’Or de cette année à Apichatpong Weerasethakul fait un peu figure de canular. Pourtant, un collègue averti, connaissant le penchant de Tim Burton pour le fantastique, m’annonça, à peine avait-il vu Oncle Boonmee (titre abrégé), que c’était le seul film susceptible d’interpeller le chef du jury sur le terrain de son propre curriculum – car l’histoire était truffée de fantômes – et qu’il pensait bien que Burton allait le “pousser“. N’ayant pas vu le film, je ne puis me prononcer sur le bien-fondé du choix, mais il faut quand même dénoncer l’injustice flagrante faite au film de Mike Leigh, Another Year, qui était le grand favori de la critique en général et qui a dû rentrer bredouille. Des 35 films que j’ai vus dans ce festival, c’était indéniablement le plus parfait. Auscultant, avec son sens aigu coutumier du verbe juste et du geste qui trahit, l’insécurité, la panique ou la résignation des âmes solitaires sur le retour, Leigh les confronte à un couple harmonieux qui a construit son bonheur à force de tolérance, de patience et d’humour. Lesley Manville, dont c’est le 6e film avec Leigh depuis High Hopes (1988), brille particulièrement dans le rôle ingrat de la quinquagénaire étourdie qui a toujours misé sur le mauvais cheval (dans la mesure où les comparaisons hippiques s’appliquent aux conquêtes amoureuses) et s’intéresse maintenant pathétiquement au fils encore célibataire du couple auprès duquel elle cherche compagnie et réconfort. Elle eût largement mérité le prix d’interprétation féminine.

Lesley Manville (centre) dans « Another Year » de Mike Leigh

Que celui-ci soit revenu à Juliette Binoche, qui, dans Copie Conforme, n’est ni meilleure ni pire que d’habitude, constitue une autre énigme du palmarès. Peut-être que les jurés étaient époustouflés par les prouesses linguistiques de la Française qui passe de sa langue maternelle à l’anglais et à l’italien avec une aisance souveraine et pour ainsi dire sans accent. Copie Conforme est en effet le film le plus bavard de Kiarostami et le premier sans un mot d’iranien. Combinez cela à une idée intrigante (une copie d’une œuvre d’art peut être esthétiquement supérieure à l’original) que le cinéaste prolonge par un projet de canevas (un homme et une femme, après une journée passée ensemble, produisent les mêmes discours aigris et bourrés de reproches mutuels que des conjoints de longue date) et vous avez le film le plus comestible de Kiarostami depuis belle lurette. Il y a pourtant dans le procédé quelque chose de vain et purement théorique. Je ne peux pas voir Kiarostami avec le même regard embué que Juliette Binoche, dont la sensibilité à fleur de peau était déjà manifeste à l’annonce de la grève de la faim de Jafar Panahi, ce qui a peut-être contribué à son prix.
Quant au prix d’interprétation masculine remporté par Javier Bardem pour Biutiful, le film à la limite du misérabilisme de Alejandro Gonzalez Inarritu, je ne vois pas quel autre acteur de la compétition aurait pu le mériter davantage. S’il s’agit d’élire le meilleur acteur de l’ensemble du festival, mon choix s’arrête sur le Vénézuélien Edgar Ramirez, qui livre un Carlos plus vrai que nature dans la saga homonyme d’Olivier Assayas. Affichant le charisme peu commun et le bagout polyglotte du terroriste le plus célèbre d’avant Ben Laden avec une assurance sidérante, il nous colle au siège pendant les 5 heures et demie de la projection, prouvant que les sujets extraordinaires peuvent exiger des durées à leur mesure, qui ne sont nullement excessives. Débiter ce film en tranches pour le servir exclusivement à la télé est un acte criminel et le refus du festival de l’accepter en compétition, sous prétexte qu’il s’agit d’un téléfilm, est une aberration. Il a été tourné en 35 mm et en scope, point final.

« Des hommes et des dieux » de Xavier Beauvois

Xavier Beauvois est un metteur en scène rare : un film tous les cinq ans. Des Hommes et des Dieux (le Grand Prix du festival) est son cinquième et peut-être son meilleur, sinon son plus lumineux. 7 moines du monastère cistercien de Tibéhirine furent enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 par une vingtaine d’hommes armés et deux mois plus tard, le GIA annonce leur exécution. Les détails de leur martyre (qui est à l’origine de l’enlèvement ? qu’ont-ils enduré jusqu’à leur mort ? et quand cette dernière a-t-elle eu lieu ?) restant encore flous, Beauvois n’en parle pas. Il s’interroge sur leur quotidien avant l’enlèvement, leur vie de paix et de charité à côté du village algérien dont les habitants musulmans les considèrent comme des frères et des confidents et auxquels ils prodiguent assistance morale et médicale. Les journées se passent en travail et en prières articulées par des louanges chantées. Lorsque les intégristes égorgent des ouvriers croates en décembre 1993 et font une apparition armée en plein monastère la nuit de Noël de la même année, les moines commencent à prendre la mesure du danger. Mais ils refusent la protection de l’armée dont ils réprouvent les méthodes expéditives. Des moments d’incertitude les tenaillent, mais leur foi les convainc que leur place est parmi ces gens avec lesquels ils vivent en symbiose et une fois leur commune décision prise, ils communient à table dans une scène (ou plutôt cène) d’une bouleversante sérénité. Le film s’achève un quart d’heure plus tard, quand ils s’enfoncent à pied dans la nuit enneigée avec leurs ravisseurs. On peut être le plus grand athée du monde et plein d’admiration devant la grandeur d’âme de ces hommes que Beauvois a captée avec une simplicité bressonienne.
Je passe sur le prix de la mise en scène (Tournée de Mathieu Amalric) et celui du scénario (Poetry de Lee Chang-Dong) avec l’espoir que leur diffusion helvétique me permettra enfin de les voir.

« Un Homme qui crie » de Mahamat-Saleh Haroun

J’ai en revanche vu le prix du jury : Un Homme qui Crie du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun. Un père, champion de natation et maître-nageur/ gardien de piscine dans un hôtel de luxe à N’djaména se voit mis au rancart par la nouvelle direction (chinoise !) au profit de son fils, plus jeune et donc plus agréable aux clientes. Plein de rancœur, il refuse de trouver les moyens pour payer la dispense qui permettrait à son fils d’échapper au service militaire. Là-dessus, celui-ci se fait promptement enrôler et envoyer au front combattre les rebelles. Lorsque la copine enceinte du fils vient s’installer à la maison et que la guerre est aux portes de la ville, le père prend conscience de l’acte impardonnable qu’il a commis et part en moto vers Abéché, où son fils est cantonné. Mais il est déjà trop tard. Cette histoire poignante est mise en scène avec des acteurs un peu plus expressifs que dans le précédent film de Haroun, Daratt (2006), et le cinéaste utilise à grand profit le scope, mais la mise en scène reste basique et il est évident que le jury voulait faire un geste politique en récompensant un film africain. Au moins deux films auraient mieux mérité le prix, L’exode - Soleil Trompeur 2 et The Housemaid.
Dans le premier, Nikita Mikhalkov révèle une démesure épique structurée, difficilement compatible avec le fatras pseudo-kusturicien du Barbier de Sibérie (1998). Il reprend les destins de la famille du général Kotov, victime de la terreur politique stalinienne dont l’instrument était « un ami qui leur veut du bien », l’agent Arsentiev (Soleil Trompeur, 1994). On se rappelle que Kotov fut arraché aux siens et torturé à la fin du premier volet, on le retrouve maintenant en juin 1941 dans un camp de prisonniers politiques au moment où les Allemands se retournent contre leurs alliés et déclenchent la Grande Guerre Patriotique. Dans la confusion de la débandade, Kotov réussit à s’échapper et à rejoindre un bataillon au front, au grade de simple soldat. Persuadé que sa femme et sa fille Nadia ont péri dans le goulag, il préfère rester aux côtés de ses camarades. En réalité, comme elles étaient sous la protection d’Arsentiev, elles ont survécu. Nadia a passé par le komsomol, est devenue infirmière dans l’armée et est convaincue que son papa est quelque part, bien vivant. Le deuxième volet se termine sans retrouvailles, le troisième devrait sortir cet été. Voilà pour le fil conducteur. L’idée maîtresse était évidemment de rappeler les souffrances du peuple russe sous le rouleau compresseur de l’attaque allemande, chose qui n’avait jamais été montrée à cette échelle-là pour des raisons financières évidentes. Mais comme Mikhalkov est Président du Fonds russe pour la culture et de l’Union des cinéastes et un grand ami de Poutine, il put disposer d’un budget pharaonique, au grand dam de ses collègues (lire à ce propos L’affaire Mikhalkov dans le numéro 656 des Cahiers du Cinéma). Mais, pour avoir coûté les yeux de la tête, le film n’en mérite pas pour autant le mépris. Bien au contraire, le souffle dramatique et la violence des situations nous ramènent aux grandes heures du cinéma soviétique, aux œuvres de Dovjenko, Eisenstein et Poudovkine. Pour éviter la morne répétitivité des scènes de guerre, Mikhalkov a décidé de construire son film autour de 6 grandes séquences (3 pour Kotov, 3 pour Nadia), chacune avec sa propre dynamique, son propre objet, ses propres personnages et surtout son propre ton (tragique, satirico-surréaliste à la Catch 22, réaliste et horrible, poétique et compatissant). Une seule séquence oppose des artilleurs russes à des chars ennemis. Les autres concernent les attaques contre des civils, une montrant notamment un Oradour soviétique comme dans Requiem pour un massacre (1985) d’Elem Klimov. Le lien entre ces blocs-séquences est effectué par l’enquête sur Kotov qu’effectue Arsentiev sur ordre de Staline en 1943. De fil en aiguille, il reconstitue ce qui est arrivé deux ans plus tôt. Le classicisme du grand cinéma, quoi !

« L’exode - Soleil Trompeur 2 » de Nikita Mikhalkov

Quant à The Housemaid, Im Sang-Soo y a repris le thème de Hanyo (1960) de Kim Ki-young : une jeune servante séduit le maître de maison, mais est obligée par l’épouse d’avorter le fruit de la liaison. Dans l’original, elle tue le fils du couple pour se venger avant de s’empoisonner. Chez Im, elle se suicide en s’immolant devant la famille réunie : la petite fille du couple sera de toute façon traumatisée irrémédiablement. Le style est froid et analytique, l’architecture hyper-dépouillée, les plans composés au millimètre, le feutré est de mise : on est chez des gens de la classe supérieure.
Bon été

Raymond Scholer