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La Comédie de Genève
Portrait & entretien : Anne Bisang

Coup d’œil sur le théâtre vivant d’Anne Bisang.

Article mis en ligne le février 2011
dernière modification le 26 février 2011

par Jérôme ZANETTA

Puisqu’il faut bien partir un jour, alors qu’elle paraît aujourd’hui au meilleur d’elle-même, Anne Bisang opère une nouvelle révolution, toujours en mouvement, et se tourne vers son avenir, plus ouvert et ambitieux encore. Elle peut quitter son théâtre la tête haute, et laisse derrière elle, pour les autres, un outil de travail, de désirs et de plaisirs dont nombre de scènes francophones feraient bien de s’inspirer.

Incontestablement, la direction d’Anne Bisang a marqué une rupture dans les intentions scéniques et l’engagement théâtral contemporain de notre cité. Force, courage, pertinence, audace et générosité dans son geste artistique et politique, c’est de cela que témoignent les journalistes, artistes, partenaires institutionnels et proches collaboratrices ou collaborateurs, dans un ouvrage articulé comme un hommage profondément humain et admiratif qui permet de faire revivre cette aventure en forme de pari perpétuel sur un théâtre ouvert.
Intitulé L’Obsession du printemps, qui cite le critique attentif et fidèle à La Comédie, Alexandre Demidoff, indique d’emblée le trait fondateur de la direction d’Anne Bisang, à savoir cette volonté constante et indéfectible de franchir les limites pour tenter quelque chose de nouveau, de neuf qui provoque réflexions et débats de façon salutaire et souvent décisive. Comme si, à chaque fois, c’était un appel à la prise de conscience personnelle, afin de ne jamais perdre de vue les combats et les “révolutions“ à mener avec vigueur et enthousiasme. Car selon Anne Bisang, le théâtre n’est jamais un lieu fermé sur la représentation. Dès les premiers temps, elle s’est battue afin de bâtir un espace d’accueil, de culture, de débat, de goût et d’échanges.

Témoignages
En guise d’avant-propos, Marie-Claude Martin rappelle combien les divers combats essentiels et parfois graves menés par Anne Bisang ont toujours su restés nobles et se sont préservés de toutes tentations d’apitoiements charitables, en s’efforçant de ne jamais se départir d’un certain humour, même grinçant.

« Salomé » d’Oscar Wilde avec Lolita Chammah, dans la mise en scène de Anne Bisang
© Isabelle Meister

Dans l’introduction qui suit, Anne Bisang évoque des moments de vie qui l’ont naturellement portée vers le théâtre et rappelle l’intention du présent ouvrage. Elle souhaite proposer non pas un catalogue commémoratif ou rétrospectif, mais « un kaléidoscope vivant dans lequel chaque personnalité invitée à s’exprimer apporte sa perception d’un moment particulier de la vie de ce théâtre. » Les témoignages se succèdent alors pour dire d’abord le privilège renouvelé d’une institution comme La Comédie de Genève de pouvoir être dirigée par une véritable artiste qui affirme la force de son projet, fait preuve d’une énergie communicative et formidablement stimulante auprès des artistes invités, comme en témoigne la metteure en scène Isabelle Pousseur. Mais c’est aussi Christophe Perton qui rend compte de l’inépuisable exigence d’Anne Bisang toujours en quête de rencontre et collaboration à l’échelle des scènes européennes et des productions emblématiques d’un théâtre contemporain qui peut aussi convoquer d’autres techniques artistiques sur scène.
Angela Berforini pour sa part, met l’accent sur le caractère responsable de la direction d’Anne Bisang qui a toujours assumé ses choix, ses positions souvent audacieuses, mais sans jamais renoncer à la dimension éthique des spectacles programmés et luttant pour ne pas perdre son indépendance artistique, comme pour dire : « Je ne suis la fille de personne » !
Dans ce sens, Isabelle Graesslé exprime la volonté d’une directrice soucieuse des publics de la Comédie et qui s’efforce délibérément de mettre le spectateur au centre de son dispositif théâtral, dans la salle bien entendu, mais aussi et surtour lors d’une conférence, pendant un brunch ou le temps d’un happening inédit, d’une exposition justement orientée ou d’un “voyage“ vers un autre théâtre voisin. Bref, cette volonté de faire de l’expérience théâtrale, une aventure dont le spectateur est le héros.

Accueil d’auteurs contemporains
C’est aussi ce que dit Manon Pulver, qui la connaît bien, quand elle rappelle toute l’importance de La Petite Saison, initiée par Anne Bisang et qui eut pour vocation de donner et prendre la parole, afin que l’échange soit en constante effervescence.
On trouve encore un témoignage très juste de Jérôme Richer qui évoque le principe voulu par Anne Bisang d’accueillir des auteurs contemporains en résidence et qui n’ont cessé d’alimenter le creuset de la création théâtrale contemporaine dans les murs de La Comédie durant plus de dix ans.
C’est alors au tour d’Eva Cousido, collaboratrice artistique combien précieuse au sein de l’équipe de La Comédie, qui rappelle avec justesse la diversité étonnante des auteurs contemporains joués durant les années Bisang. Les incontournables disparus, plus vivants que jamais, y côtoient les vivants dont les voix ne sont pas prêtes de disparaître ! Fassbinder, Williams, Pasolini, Kane, Koltès, Genet ou Müller se trouve en fort bonne compagnie, aux côtés de Vinaver, Zschokke, Crimp, Nören, Novarina, Beretti, Barker, Angot, Reza, Ndiaye et bien d’autres encore. De même, on ne résiste pas non plus, pour le plaisir à rappeler quelques-uns des artistes uniques qui ont marqué de leur empreinte les saisons voulues par Anne Bisang. En voici un aperçu révélateur : Peter Brook, Matthias Langhoff, Robert Wilson, Krzysztof Warlikowski, Eric Lacascade, Stanislas Nordey, Oskaras Korsunovas, Romeo Castellucci ou Piotr Fomenko pour les maîtres ; mais aussi des jeunes metteurs en scène comme Maya Bösch, Valentin Rossier ou Dorian Rossel, Oskar Gòmez Mata. On croit rêver ! Il n’en est rien, puisque la volonté de la maîtresse de maison est bel et bien de convier le plus grand nombre à venir voir simplement et immédiatement les différents gestes théâtraux qu’interrogent tous ces artistes, afin d’aiguiser un peu plus encore notre regard et notre pensée.

« Tramway » selon Warlikowski avec Isabelle Huppert
© Pascal Victor

Créations
Joël Pasquier imagina pour Anne Bisang l’emblématique Sorcières qui allait ouvrir la voie à une longue et étonnante série de créations marquées par une cohérence, une rigueur du propos et de l’esthétique proposés, un univers toujours en phase avec les questions de notre modernité, et la plume du dramaturge retrace ici les jalons déterminant des mises en scènes d’une femme qui a su faire entendre et voir d’autres femmes, à toutes les époques, aux prises avec une société qui les contraint à sortir d’elle-même, parfois au prix de leur vie et qui ont toujours eu la qualité notoire de nous tenir en éveil, de nous rendre plus vigilants et conscients que rien n’est acquis dans le domaine des droits de l’homme et de la femme. Si l’on considère encore le magnifique portfolio qui permet des coups de projecteurs rétrospectif sur plus de dix ans de théâtre, magnifiés par l’œil juste d’Isabelle Meister, de Carole Parodi ou d’Hélène Tobler, si l’on comprend l’engouement de Yannic Mancel, conseiller artistique du Théâtre du Nord, pour la mise en scène des Corbeaux de Becque qui reste une grande réussite d’Anne Bisang, si l’on peut dire que les propos et témoignages d’Alexandre Demidoff, de Caroline Dayer et de Serge Rangoni nous permettent de mesurer l’importance qu’aura toujours accordée Anne Bisang aux artistes de demain, à l’avenir de son théâtre et à la présence de la jeunesse entre les murs de la Comédie, on comprend aisément la richesse du tissu théâtral tissé par une femme convaincue de la force de la dramaturgie moderne, nécessaire pour faire tomber les masques des sociétés modernes et l’importance d’un ouvrage conçu par Angelina Berforini et Eva Cousido qui jusqu’au bout rend hommage au théâtre et interroge - dans une post-face remarquable de Reine Prat - la place de la femme à la tête de l’institution théâtrale contemporaine. « Anne Bisang quitte la Comédie », souhaitons à son successeur, Hervé Loichemol, une même clarté de vue et un projet de théâtre citoyen aussi ambitieux.

Entretien


Laissons maintenant la parole à Anne Bisang qui s’est prêtée à l’exercice délicat et rétrospectif d’un partiel état des lieux après douze saisons à la tête de La Comédie. L’occasion pour nous de revenir sur un certain nombre de questions décisives, mais dont les réponses sont toujours tournées vers l’avenir.

En tant que première femme à diriger cette grande institution, qu’en est-il de vos projets et de vos désirs initiaux, de votre volonté d’ouverture du théâtre vers la cité, d’un aménagement nouveau de l’espace à disposition ? De quoi êtes-vous la plus fière et quels sont les combats qu’il faut encore mener ?
A.B. : Je crois pouvoir dire que dans l’ensemble je me suis tenu à mon projet initial qui a pu évoluer au cours des saisons, mais je crois aussi qu’il faudra encore de l’appétit à mon successeur afin de poursuivre et consolider ce que nous avons réussi à mettre en place. D’abord, en ce qui concerne l’accueil d’auteurs en résidence dans nos murs ou la présence continue des artistes au sein de l’institution, comme ce fut récemment le cas avec Dorian Rossel, mais c’est une formule qu’il faut encore réinventer et qui est perfectible. De même, la synergie que nous avons commencé à créer entre les différents lieux de spectacles à Genève et en France voisine doit elle aussi évoluer et se renforcer. Les partenariats de toutes sortes, et avec les autorités en particulier, doivent se multiplier. Le projet initié avec le Théâtre du Loup qui soutient les jeunes créations doit aussi être pris au sérieux, car c’est une démarche qui est tournée vers demain, qui doit rassembler et trouver avec la Ville et le Canton des partenaires à long terme.

Anne Bisang
© Hélène Tobler

Qu’en est-il de l’interaction et de la collaboration avec le jeune public scolaire, les classes et les enseignants ?
Nous avons réalisé ponctuellement des actions intéressantes dans et avec les milieux scolaires, principalement avec l’HEAD, mais globalement j’ai un réel sentiment de frustration. Nombre de spectacles proposés dans les saisons successives pouvaient être, me semble-t-il, destinés aux élèves du canton, mais ces productions n’ont pas été vues ! Je ne parviens pas à comprendre qu’il faille à ce point se battre pour obtenir une collaboration dynamique et productive. Trop de frilosité dans ce domaine pour éveiller les élèves à la culture théâtrale contemporaine, même si, on le sait, une réflexion a lieu encore actuellement afin de mieux définir le rapport entre l’école et la culture qui, je le souhaite, aboutira à une plus grande proximité entre les deux institutions. Laissons le temps au temps et restons zen !
En outre, j’ai toutes les raisons d’être fière du confort et de l’aménagement interne que nous avons donné à ce théâtre qui n’était plus adapté aux défis modernes qui l’attendait quand nous en avons hérité. L’outil que nous léguons aujourd’hui à mon successeur est parfaitement opérationnel et vivant, avec le librairie, le petit restaurant, le studio, la galerie, etc., mais aussi avec une infrastructure qui a été en grande partie transformée et révisée pour permettre un travail plus performant des équipes techniques. Et une fois encore, toute cette mise en place a nécessité une énergie et des combats permanents.

Etes-vous heureuse de la réputation que La Comédie de Genève a acquise au-delà de nos frontières, au fil des saisons ?
De nouveau, je suis très satisfaite de ce que nous avons pu commencé à faire dans le domaine du rayonnement de cette maison, à travers des échanges, des coproductions et de multiples collaborations avec d’autres théâtres francophones, mais là encore, je crois que le chantier est loin d’être achevé. Il subsiste encore beaucoup de retenue de la part de certains collègues à la tête de théâtres voisins et européens, francophones, quand il s’agit de venir voir les créations d’œuvres plus locales. J’ai ainsi mésestimé le pré carré dans lequel je mettais les pieds en arrivant à la tête de cette institution et qui comprend un certain nombre de personnalités en place depuis longtemps. Ces personnes ont peut-être craint mon engagement et mes partis pris, de sorte qu’ils sont restés sur leurs positions tout au long de mes mandats, et m’ont fermé les portes de façon subtile et solidaire… ! Alors que je ne demande qu’une chose, c’est que l’on vienne voir, que l’on fasse son métier de programmateur en toute honnêteté ! Et puis, lorsqu’il vous revient aux oreilles les propos de certains directeurs qui se permettent de remonter les bretelles aux artistes venus travaillés à la Comédie, ce type d’agissement se passe de tous commentaires…, il y a là un manque de fair-play regrettable.

Il ressort parfaitement de l’ouvrage « Anne Bisang à la Comédie de Genève » tous les éléments constitutifs selon vous du théâtre contemporain. Le premier élément qui revient souvent est l’intérêt porté au théâtre du fait qu’il peut représenter un espace qui à la fois réunit les gens, mais les divise et les déstabilise aussi.
Oui, je crois véritablement à cette fonction essentielle du théâtre. Elle est d’ailleurs emblématique d’une démocratie. Il faut permettre à chacun de construire sa pensée, de la mettre en question et de sortir d’un spectacle en ayant été déstabilisé de façon salutaire. En tant que spectatrice, c’est même un plaisir que je recherche le plus souvent possible, tout en sachant apprécier un spectacle purement divertissant, dans la mesure où il ne prétend pas autre chose. Je me sens donc très proche des propos d’un Howard Barker à ce sujet qui nous incite à se méfier de la voix unique ou de la pensée formatée qui tendent à devenir dangereuses. Il n’empêche que ce type de conviction va souvent à l’encontre des attentes de rentabilité et de performance de la société actuelle qui a du mal à résister à une certaine logique économique. Il faut donc se mobiliser pour ne pas se laisser submerger et, dans l’absolu, il faudrait même le faire avec une plus grande radicalité ; ceci étant dit, ce n’est pas non plus le rôle d’une institution comme la Comédie à qui on a déjà souvent reprocher des programmations extrémistes et trop de théâtre hypercontemporain… !
Or, vous le savez bien, nous sommes toujours restés dans une ligne moderne certes, mais respectueuse d’un large public. Il faut donc demeurer vigilant afin de ne pas non plus opérer un retour en arrière emprunt d’un puritanisme régressif. Car à l’heure du bilan, c’est aussi un changement dans les réflexes de la société que je constate ; elle a tendance, dans son ensemble, à se refermer et à ne plus oser affronter les tensions et les résistances qui jalonnent notre quotidien.
Néanmoins, le pari de l’ouverture, à la Comédie, a fonctionné et c’est un public très diversifié qui vient aujourd’hui assister à nos spectacles, et j’en suis très heureuse. C’est le fruit d’un travail de longue haleine qui part du principe que le théâtre ce n’est pas seulement un texte dit par des comédiens, mais c’est un texte qui peut être aussi lu avant, débattu pendant ou après, bref, pris dans un mouvement perpétuel qui le rend plus vivant.

En guise de conclusion, il semble bien que face au pressions multiples de notre société qui s’organise pour nous entraîner dans un spectaculaire en mode mineur, le théâtre reste une arme redoutable pour faire valoir le contrepoint d’un spectacle majeur, celui de comédiens, de corps vivants qui donne à entendre des mots sensés et nous maintenir en éveil. C’est là sans doute la principale de vos convictions.
J’y crois en effet énormément et je pense que le théâtre est le lieu privilégié de cette résistance. D’autres arts de la scène aussi, mais celui-ci en particulier parce qu’il est le lieu de la pensée, de la parole, de l’engagement, du questionnement des formes et, par conséquent, le fait de partir, d’aller travailler ailleurs, ne me fait pas peur et me stimule, car je pourrai poursuivre dans ce sens ma volonté de produire un théâtre impliqué et vivant. Mon désir est intacte.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta

Jusqu’au 13 février : Katharina de Jérôme Richer, inspiré de L’Honneur perdu de Katharina Blum de Heinrich Böll, m.e.s. Anne Bisang. La Comédie de Genève, mar-ven à 20h, mer-jeu-sam à 19h, dim à 17h, lun relâche (rés. 022/350.50.01)