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Vidy-Lausanne
Lausanne, Vidy : Duras à l’honneur

A Vidy, Christine Letailleur met en scène Hiroshima mon amour, et Philippe Sireuil La musica deuxième.

Article mis en ligne le novembre 2009
dernière modification le 4 décembre 2009

par Bertrand TAPPOLET

Travail de désensablement de la mémoire, l’écriture éminemment musicale de Duras s’adosse dans Hiroshima mon amour et La musica deuxième
aux contreforts d’une attente qui construit et effondre l’être dans un même mouvement.

La maladie de l’amour et de la mort
A travers l’ensemble de l’œuvre de Duras percent une part de silence et d’interdit, un déni de la parole vaine, l’attente avant d’énoncer. Une écriture déchirée entre l’absolu dépouillement du réel et l’envahissement du désir. Une prose haletante, ouvragée comme un scénario, traversée de dialogues singulièrement sauvages, parce qu’excavés jusqu’à l’essentiel.

Epure et douleur
Interrogation sur ce qui nous fait éprouver et son pourquoi, Hiroshima mon amour est le récit aux enjeux fuyants d’une liaison extraconjugale éphémère. Elle, la trentaine inquiète, est une actrice française (Valérie Lang, l’une des meilleures comédiennes de sa génération, femme politique engagée et bien davantage que « fille de »). Dans un mouvement lié au déplacement, elle se décentre de son identité de mère de famille. Le long métrage dans lequel elle joue touche à sa fin. Lui, architecte marié et père, a la quarantaine (Hiroshi Ota, l’un des comédiens les plus en vue de la compagnie du très inspiré dramaturge et metteur en scène Oriza Hirata). En l’espace de 24 heures, ces amants doivent apprendre à se départir l’un de l’autre. Passent-ils à côtés de leurs vies et de l’histoire du monde ? Dans « un endroit à ce point consacré par la mort », écrit l’auteure du scénario commandé par Resnais, l’opus est un essai « de faire qu’entre deux êtres géographiquement, philosophiquement, historiquement, économiquement, racialement éloignés, le plus qu’il est possible de l’être, Hiroshima soit le terrain commun où les données universelles de l’érotisme, de l’amour et du malheur apparaîtront sous une lumière moins mensongère qu’ailleurs. »

« Hiroshima mon amour »
© Mario Del Curto

L’écrivaine explore les arcanes et manifestations du désir, la manière singulière dont cet embrasement de soi traverse et bouleverse les sens. L’animalité la plus pure préside aux ébats corporels que la phrase chez Duras dans son épure transfigure avec justesse. « Tu me tues. Tu me fais du bien… Dévore-moi. Déforme-moi jusqu’à la laideur… », dit la femme. Consummation de soi, où le baiser se confond avec la morsure, le scénario cisèle des états paradoxaux et contradictoires qui ont depuis longtemps désertés les rivages balisés de la rationalité. Il y est question de dépossession intime.
« Marguerite Duras nous apprivoise avec l’amour et ses émotions à la fois délicates et brutales, aussi avec cette chose curieuse que l’on nomme l’état d’abandon : cette force extraordinaire qui fait que l’on est prêt à tout, à n’être plus rien, à renoncer à soi pour l‘autre », relève la metteure en scène Christine Letailleur. Dans le dévoilement d’une mémoire qui ne saisit rien de ce qu’elle croit retenir, le récitatif du début, étrange incantation passée dans le film de Resnais par une voix neutre (celle d’Emmanuelle Riva qui parle d’Hiroshima comme du « berceau de l’angoisse ») sur les images de la ville martyre, pose aussi la question du regard face au fait historique.
Violence de sentiments qui écorchent vif les personnages sarabande du désir, Hiroshima mon amour creuse jusqu’à l’os pour extirper, dans la géographie habituelle aux adultères quelque chose qui ressemble à la vérité. A cent lieues de toute ambition réaliste, l’espace scénographique pose une forme de boîte noire susceptible de retenir la trace, le passage au sens quasi photosensible du souvenir.

« La musica deuxième »
Photo de répétition, copyright Mario Del Curto

Temps du mystère
Dans son abord du couple, l’écriture de Duras parvient à insuffler pudeur à l’impudeur de sentiments et vibrations sensorielles exacerbés. La Musica deuxième imagine aussi une vie qui attend les deux protagonistes (Anne Martinet et Michel Voïta) interrogeant les derniers instants de leur passion. Alors que lui s’accroche comme un naufragé aux vestiges incertains d’ultimes moments, elle a déjà sombré à l’intérieur d’elle-même hors de portée de toute tentative de la retenir. Au fil d’une nuit sur terre, le chagrin hémophile goute lentement. Les souvenirs affleurent et l’espoir ténu de reprendre la partition d’une vie à deux interrompue les taraude et a un effet déboussolant. On ne guérit pas d’une pareille passion, on se confie à mots couverts, tout en tenant l’autre à distance. Et l’on sent que tout pourrait vaciller en un instant. Aux yeux de Duras, « 19 ans exactement séparent La musica 1 de La musica 2. 19 ans que j’entends les voix brisées de ce deuxième acte, défaites par la fatigue de la nuit blanche. Et qu’ils se tiennent toujours dans cette jeunesse du premier amour, effrayés. »

« La musica deuxième »
Photo de répétition, copyright Mario Del Curto

Selon le metteur en scène Philippe Sireuil, « ils vont tenter de s’expliquer le pourquoi de leur vie et vont chercher à comprendre ce qui les a désunit et les renvoie aujourd’hui à leur solitude. Avec peu de mots, Duras trace un portrait sensible de la manière dont les femmes et les hommes cherchent à entrevoir une possibilité de à vivre ensemble, sans y parvenir. » Dans un balancement entre passé et présent, le refus et la nostalgie se disputent l’emprise sur les êtres. Réel et imaginaire se conjuguent dans une scène de ménage qui fait, défait et réinvente l’amour. Philippe Sireuil a rêvé cet ultime tête à tête entre deux êtres qui viennent de divorcer dans un décor formant couloir et imposant la station debout aux comédiens. Voici un espace contraint mettant le spectateur en position de regardeur-voyeur, comme par devers lui.

Bertrand Tappolet

« Hiroshima mon amour » était joué jusqu’au 11 octobre.
« La musica deuxième » est jouée jusqu’au 22 novembre à Vidy-Lausanne.
Rés. : 021 619 45 45