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Vidy-Lausanne et Le Poche-Genève
Lausanne & Genève : “L’Enfant éternel“

Denis Maillefer signe une adaptation pour la scène de L’Enfant éternel de Philipe Forest.

Article mis en ligne le février 2008
dernière modification le 5 février 2008

par Bertrand TAPPOLET

La pudeur, la retenue, un certain dénuement sont au cœur de L’Enfant éternel de Philipe Forest (Prix Femina) dont le Lausannois Denis Maillefer signe une adaptation pour la scène. Ce récit est sincère, terrible aussi et bouleversant. Il est difficile de suivre, sans être touché, l’histoire d’un homme que la perte d’un enfant pousse à l’errance hors de soi. Parce que cette disparition n’est pas un simple sujet.

Les enfants meurent aussi 
Cet homme c’est l’écrivain du réel lui-même ; cet enfant, sa petite fille fauchée par un cancer à l’âge de 4 ans, le 25 avril 1996. Laissant par endroits une impression de somnambulisme halluciné, ce récit est porté par une écriture étrange, mélange de sérénité et de fébrilité. Les mots restent en deçà des maux ; la souffrance de Forest est sans emphase, la phrase délaisse l’effusion pour se déployer à travers le prisme de la sensation. Celle-ci présente un défi pour la parole en ce qu’elle reste aux portes de ce qui peut être formulable. Car Pauline, l’enfant, résiste à son devenir dépouille, ne veut pas se naufrager dans un dernier sommeil et s’immerger dans «  le gel nauséeux de l’oubli. » Ces instants font croire à une possible « éternisation » de la vie : « Pourtant, le cœur s’obstine. Il se donne encore à lui-même quelques heures de battement régulier. Le cœur et le cerveau auront toujours tenu bon dans la débâcle sans nom de ce petit corps. » La mort entre dans la vie comme dans un moulin. « L’idée que l’on mourra est plus cruelle que mourir, mais moins que l’idée qu’un autre est mort », écrivait Marcel Proust.
 

Pierre-Isaïe Duc dans “L’enfant éternel“. Photo Catherine Monney

Mort blanche
« À quoi bon rappeler le passé qui ne peut devenir un présent ? », s’interroge Kierkegaard. Forest se situe dans les plis de la fiction autobiographique qui répond à l’appel du réel. Cet appel se manifeste dans « l’expérience de l’impossible », dans le « déchirement du deuil ». Influencé par Jacques Lacan et Georges Bataille notamment, l’auteur pointe qu’un romancier est « quelqu’un qui s’en revient sans cesse vers les images de sa vie, qui ne s’accommode pas de leur inexorable dissolution dans le temps ».
 
Du blanc de l’ouverture neigeuse — autant théâtre de papier que poudreuse foulée — à l’immaculé terminal du linceul hospitalier («  le blanc est la couleur dans laquelle on enterre les enfants morts », entend-on), le souci d’entrer en contact avec l’humain, l’image et la sensation ainsi que de rendre compte de l’expérience vécue, d’y revenir sans trêve, n’aura jamais quitté ce dit incertain du père (Pierre-Isaïe Duc) que le metteur en scène a choisi de camper sous le regard de la mère sur grand écran vidéo. Elle dessine un rapport à la disparition décliné au présent, comme dans une veillée funèbre, lors même que le père est dans temps de la remémoration perpétuelle. C’est Aline (Valeria Bertolotto), passeuse post mortem, vestale s’assurant que la tétine scellera les lèvres de la fille défunte. La suite à des allures de piéta, d’Ars Morandi : «  Elle caresse encore le front de marbre et y pose sa bouche. Elle inspire l’odeur familière dont la mémoire ira s’effaçant. Elle ne veut pas s’en aller. » Une figure co-tutélaire si absente-présente de l’écrit originel que Forest avoua l’avoir quittée pour d’autres horizons corporelles et autofictionnelles dans son roman Le Nouvel amour. Sous forme d’essai ou de roman, directement ou par études d’écrivains interposées, il n’a cessé de faire retour à cette mort, l’effroi, la solitude et le chagrin, mais aussi une certaine forme de « re-naissance » qu’elle a creusés en lui. « La fidélité à la mort jusque dans l’exacerbation de la vie » de Forest fait écho volontaire à «  l’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort » de Bataille.
 
Un spectacle à découvrir au regard de deux autres récits surexposés sous les feux de l’actualité d’une controverse portant sur « le plagiat psychologique », accusation adressée par Camille Laurens à Marie Darrieussecq. Philippe (1995), le poignant et bref récit autobiographique de Laurens, est une lettre d’amour et de souffrance mêlée envoyée par-delà la mort à son enfant qui n’a vécu que quelques heures. « Le "je" de tous mes derniers livres s’enracinait littéralement dans la mort de mon fils Philippe. Auparavant, j’écrivais des romans "traditionnels". Depuis 1994, c’est de là que je parle, l’autofiction pour moi est agrippée à ce point obscur », explique Laurens lors de la passe d’armes de l’été dernier. À l’authenticité crue de l’expérience, Darrieussecq substitue dans Tom est mort (2007), cahier tenu par une mère de fiction qui a perdu le deuxième de ses trois enfants âgé de quatre ans, un éclatement du récit, une distance de 10 ans entre le décès de l’enfant et la ressouvenance. Les trois écrivains reconnaissent d’ailleurs peu ou prou être incapables de pénétrer l’opacité fuligineuse du deuil et du malheur mêlé de souffrance qui la borde. Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte de leur douleur.
 

“L’enfant éternel“. Photo Catherine Monney

Souffrir, comprendre, vivre et écrire. Dans leurs récits qui demeurent "ouverts" — sans dénouement —, Forest, Laurens et Darrieussecq ne recherchent pas l’étude psychologique, encore moins l’examen naturaliste des causes de souffrances ou des dérélictions chez des êtres endeuillés, en fuite ou délaissés. Ils tentent plutôt de cerner l’effet que produisent les disparitions sur les modes de perception des personnages. Ainsi Forest cite-t-il dans Sarinagara le propos de Heidegger : « Garder la mémoire, signifie se confier à l’oubli. »
À en croire Denis Maillefer, « il existe ici ce paradoxe d’écrire comme si l’on avait la crainte de perdre les sensations, les images et éventuellement l’amour. C’est une entreprise désespérée que de garder les choses en vie. Écrire moins pour ne pas oublier que pour pérenniser les situations près de soi, en soi, presque charnellement. Aux yeux de l’auteur, l’enfant qui meurt est comme un corps qui sombre, "les reflets du monde l’effacent, s’imprimant sur le miroir de l’étang." Et lui de s’exercer à "jeter des cailloux dans l’étang pour susciter à nouveau ce dessin d’ondes qui rappelle la plongée dernière du petit corps et pour que lui parvienne, parmi les herbes et les poissons, dans la vase du néant, l’écho sourd de notre amour inconsolé." Écrire pour ne pas trahir dans l’oubli. Pour lui, le travail du deuil tel qu’on l’entend habituellement est négatif, car il se réduirait à une œuvre de fossoyeur. »

La perte propagande
Vivre, c’est perdre et le deuil renvoie aux nombreuses formes de renoncement et d’oubli auxquelles nous sommes contraints. « Dans L’Enfant éternel, le trouble ne naît pas seulement de la disparition d’un enfant, mais l’affirmation de cette idée rencontrée au détour de Peter Pan de ce que l’on ne peut plus être lorsque l’on grandit », relève Maillefer. Comment supporter l’absence quand elle devient plus forte que la présence ? Si notre société a progressivement renoncé aux rituels institués, qui ont pourtant leur utilité pour socialiser la perte, le metteur en scène croit au théâtre comme mise en perspective et reviviscence de rituels alors que, désormais, chacun doit assumer la rupture et garder la mémoire pur lui-même, en individu autonome. Face au principe de "être, c’est disparaître" et à la réalité bien mise en exergue par Lucrèce que seule la mort est immortelle, Forest reconnaît que l’on dispose un peu trop aisément des mourants, voulant leur assurer la sortie à l’anglaise la plus rapide possible sans même un principe de reconnaissance.

Bertrand Tappolet

Théâtre de Vidy-Lausanne, du 22 janvier au 10 février
Le Poche Genève, du 18 février au 16 mars
Théâtre de Valère, Sion, 10 avril