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Vidy-Lausanne
Lausanne : “Big Shoot“

A Vidy, Michèle Guigon signe la mise en jeu de Big Shoot, du dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé.

Article mis en ligne le mai 2009
dernière modification le 15 juin 2009

par Bertrand TAPPOLET

Serait-on capable de tuer en direct à la tv pour gonfler l’audimat ? La
téléréalité a prouvé que notre société médiacratique est passée maître dans sa capacité à humilier les participants à ces joutes cathodiques.

La mort en prime time
Dans le sillage du génocide rwandais et en réaction à celui-ci, le dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé, qui écrit avec le corps et la voix de l’acteur comme objet de désir, fait dans Big Shoot le tableau de la torture et de l’exécution d’un participant volontaire sur le set d’un show télévisé. Installé en France, acteur, metteur en scène et auteur d’une dizaine de pièces déjà, Koffi Kwahulé témoigne, par une mise à distance à la fois ironique, tragique et poétique de la situation de l’étranger, de l’état de victime et de celle de bourreau.
Il y a au cœur de Big Shoot le déploiement de jeux du cirque médiatique, où le bourreau se fait artiste et offre à la curiosité maladive de la société, le spectacle de son crime, comme sur-exposé en pleine lumière. Interrogatoire poussé, sévices psychologiques, folie et sexualité. Tour à tour inquisiteur et tortionnaire, Monsieur (Denis Lavant) invente Stan, sa victime que l’acteur français incarne également, dans ce que Michèle Guigon, qui signe la mise en jeu, nomme « un duo pour une voix ». Face au public, fabrique-t-il la justification de ses plus sombres obsessions ? Est-il un Janus affichant les masques tourmentés d’une inhumanité bestiale qui devient la règle et le crime la norme ? Une personnalité bifide, qui dessine au scalpel les contreforts de la relation unissant le binôme indissociable formé par le maître et l’esclave, duo de clowns beckettiens ? Est-ce un moment suspendu mettant au jour l’être qui se débat avec lui-même pour savoir s’il veut vivre ?
Big Shoot est une pièce où la violence est une parade en forme de mascarade. Et peut véhiculer l’élan suicidaire d’une humanité sortie de ses gonds. Toute la veine de l’intime palpite à corps ouvert, livrant actes et conscience de deux êtres se disputant un seul corps, dans un combat qui est modèle du genre paroxystique. « En se laissant détruire, Stan va lui-même anéantir l’autre homme. Afin de renaître, il faut mourir », souligne Michèle Guigon.
 

« Big Shoot »
Photo Laurent Lafuma

Fouilles
L’apparent réalisme du début cède le plateau à une pente surréaliste, absurde. « La demande de Denis Lavant impliquait l’absence d’orientations de jeu donnée et de mise en scène et de points de vue à élaborer, relève encore Michèle Guigon. D’abord un travail de fouilles de l’acteur dans le jeu et l’intention pour en proposer les lectures possibles, les sensations. Il s’agit d’une pièce chorale. Même si l’acteur est seul, il existe une lecture psychologique, politique, sociologique ainsi que liée à un parcours christique. On laisse le choix à chacun d’écouter la ligne mélodique qui affleure à ses sens. Il y a tout un travail d’acteur sur la notion de question. Comment faire avancer une intrigue emplie d’interrogations sans littéralement tourner en rond ? De quelle manière construire une fable, tout en ayant une répétition incessante ? On peut pointer cette forme de tournoiement jubilatoire de l’acteur sur soi. Ensemble, nous avons cherché un jeu sans ruptures entre les deux personnages incarnés, l’un assis, l’autre debout. Le pari a été notamment ce basculement entre l’écoute de la question et la réception d’une réponse. Comment imaginer couper la parole à l’autre tout en n’étant qu’un seul et unique comédien ? Il s’est agi de trouver l’univers circassien dans ce jeu qui est éminemment celui de Denis Lavant. Les hommes ont besoin de matériaux afin de bâtir. Les femmes le font, elles, les mains derrière le dos durant neuf mois pour faire advenir celui qu’il y a de plus beau au monde. Créer des spectacles avec le moins de matériel possible est l’un de mes désirs. Cela permet à la vie d’être à vue, même si elle reste invisible, de ne pas se cogner dans les angles ou les décors. »
Le sociologue Wolfgang Sofsky écrit que « l’interrogatoire n’est pas le but de la torture, mais son moyen. Il existe en effet une analogie structurelle entre attaque physique et assaut verbal. L’interrogatoire est un enchaînement de questions, une façon de questionner continuellement, obstinément, implacablement. Les questions pleuvent sans cesse, tantôt chuchotées, tantôt hurlées. Que signifie cette suite ininterrompue de questions ? C’est comme une dissection. »
Le comédien Denis Lavant parle ailleurs de sa rencontre avec ce texte et des passerelles tissées avec d’autres pièces : « il s’agit d’une pièce que j’ai jouée, Escurial de Michel de Ghelderode : c’est un huis clos entre un roi fou en Espagne, Philippe II par exemple, et son bouffon, pendant que la reine est en train de mourir. Il y a déjà ces deux personnages masculins et un personnage de femme hypothétique, absente. Ce qui nous ramène instantanément à Dostoïevski, la scène-clef de l’Idiot entre Mychkine et Rogojine qui débattent autour du cadavre de Nastassia Filippovna. Ces deux entités sont le couple masculin par excellence, qui existe simplement parce qu’une femme est là. En même temps, ce sont des duettistes, l’un veut bien faire son boulot, est sérieux et l’autre lui fait des croche-pieds. Ce sont deux athlètes. Koffi présente la pièce au départ non pas dans un ring mais dans un lieu clos où deux types se prennent la tête. »

Bertrand Tappolet

Théâtre de Vidy, Lausanne.
Rés. : 021 619 45 45. Jusqu’au 19 mai