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Théâtre des Osses, Givisiez
Givisiez : Victor, enfant terrible

Gisèle Sallin met en scène de “Victor ou les enfants au pouvoir“ de Roger Vitrac.

Article mis en ligne le décembre 2006
dernière modification le 18 octobre 2007

par Julien LAMBERT

En parlant d’une mise en scène de Gisèle Sallin, on peut se surprendre de louer principalement le texte. C’est que la directrice du Théâtre des Osses (Givisiez) est une scrupuleuse lectrice doublée d’une joueuse pleine d’idées, quand il s’agit de donner à voir un texte dans toutes ses richesses. Après “L’Avare“ repris l’an dernier, elle le prouve encore dans sa mise en scène de “Victor ou les enfants au pouvoir“ de Roger Vitrac, qui exalte l’originalité de ce théâtre aussi bien surréaliste que parodique du vaudeville, et déjà annonciateur des incohérences angoissantes de l’absurde.

Le théâtre de Roger Vitrac se situe à la croisée de différents genres théâtraux, de clichés donc aussi, dans lesquels serait tenté de tomber tout metteur en scène qui sort du tiroir ce genre de textes. Gisèle Sallin, dans sa version du chef-d’œuvre de Vitrac, Victor ou les enfants au pouvoir, comme toujours « classique » dans le bon sens du terme, colorée, jouisseuse du texte et du rapport au public, parvient à éviter tous les chausse-trappes, tout en exploitant avec bonheur les diverses facettes génériques de l’œuvre.
La parodie du vaudeville en est la plus manifeste : le petit Victor vit dans une famille bourgeoise qui cultive un matérialisme et un conservatisme grotesques, esquivant la névrose en tressant des coucheries adultérines qui se révèlent bien sûr avec fracas. Pour éviter le ronflement du vaudeville, Gisèle Sallin le fait étonnamment jouer sans demi-mesure, dans les râles et les cris, mettant à nu la vanité des rapports conjugaux et amoureux. Ses comédiens adoptent de manière suffisamment carrée leurs attitudes de marionnettes, pour que le renversement que leurs rôles subiront soit d’autant plus bouleversant.

Troublants accès de surréalisme
Surréaliste de la première heure, chassé de la tribu de Breton pour des raisons idéologiques, peut-être justement parce qu’il était trop sincèrement surréaliste, car amoureux du rêve et de la poésie plus que d’une contestation sociale affirmée dans la négation, Vitrac dénonce moins dans sa pièce l’idiotie de la bourgeoisie qu’il ne pose des énigmes, principalement par l’entremise de ce personnage impossible et fascinant qu’est Victor. Petit garçon de neuf ans ultralucide, il est obsédé par l’envie d’exister comme un être à part entière, mais rejette ce monde qui constitue sa seule voie de développement envisageable. Dans cette situation sans issue, tragique entre les lignes, seule la mort se profile à l’horizon, personnifiée par cette Ida Mortemart terrible et maternelle qu’incarne Véronique Mermoud par sa simple présence irradiante.
Victor se plaît à déconcerter son monde en dévoilant les faiblesses des parents avec son regard intransigeant sur la société et en posant les questions qui dérangent, mais surtout en délivrant d’énigmatique couplets aux consonances prophétiques. Là encore, le jeu voulu par Gisèle Sallin ouvre tous les champs possibles. Olivier Havran (Victor) et Raïssa Mariotti (Esther) osent ne pas chercher à imposer une transcendance d’adultes aux enfants qu’ils interprètent, ils touchent en se contentant parfois de ne composer que leur cabotinage innocent mais un peu cruel dans son plaisir à observer les désastres qu’il provoque dans le monde des adultes. Ils parviennent à une intensité d’autant plus grande dans les passages dramatiques, qui contrastent avec les grands éclats de rire provoqués par les répliques insolentes. Olivier Havran n’a alors qu’à perdre son regard dans le vague, qu’à laisser deviner une intériorité troublée et à faire jouer la magie d’un enfant possédé qu’on s’effraie constamment de ne pas comprendre, pour créer l’angoisse nécessaire. Toute l’intelligence de la mise en scène réside donc dans le juste dosage entre interprétation explicite et mise à distance d’un texte impossible à enfermer ; entre les facéties souvent érotiques qui soulignent la portée ambiguë de certaines répliques, et l’évocation sans apparat des images les plus richement surréalistes.

L’inquiétude cachée par la folie
L’ancrage surréaliste du texte est respecté et encore enrichi visuellement par les tableaux de Magritte et les projections de textes que prévoit la scénographie de Jean-Claude De Bemels, ainsi que par quelques scènes muettes de délire collectif qui sont de vrais bijoux. On croit vivre une orgie de cabaret dada, quand les personnages abandonnés par la raison naviguent éperdus sur scène en exécutant avec conviction les actions les plus absurdes. Rattrapé par l’actualité, le surréalisme n’aura pas vécu longtemps, mais ce Victor-là laisse voir les implications immenses que Vitrac a pu avoir dans l’émergence du théâtre de l’absurde. Les parents de Victor pourraient n’être que des bourgeois bouffons incrédules devant la maturité de leur fils, mais l’auteur a préféré les laisser contaminer par la métamorphose du gamin. Ils sombrent ou plutôt s’éclairent dans une folie enragée qui se manifeste par les comportements les plus inconséquents, mais éveille l’inquiétude d’un public qui perd pied avec la réalité et ses repères. En gérant subtilement les syncopes entre l’apaisement angoissant et l’excès de folie soudain, la mise en scène approche avec bonheur le meilleur de Ionesco. Les répliques tombent toujours avec une innocence, un dépouillement de toute intention fortuite, en décalage avec les situations. Le texte est tellement impertinent qu’on rit énormément, presque trop : chez Vitrac tout rire cache l’angoisse, tout deuxième degré comique s’appuie sur un premier degré déconcertant…

Julien Lambert

Di 31 déc. (encore quelques places disponibles) au Théâtre des Osses à Givisiez (Fribourg), loc. 026 469 70 00 ; Ve 1er déc. Salle CO2 à La Tour-de-Trême