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Théâtre des Osses, Givisiez
Givisiez, Théâtre des Osses : “L’Orestie“

Isabelle Daccord et Gisèle Sallin ont uni leurs talents pour offrir une version passionnante de L’Orestie d’Eschyle.

Article mis en ligne le mars 2008
dernière modification le 22 mars 2008

par Julien LAMBERT

La réécriture d’Isabelle Daccord et la mise en scène de Gisèle Sallin vivifient L’Orestie d’Eschyle jouée d’un bloc puissamment condensé, en humanisant figures et propos généralement sans perdre la dignité classique d’une fable rendue intemporelle bien qu’étrangement familière. Analyse critique d’un compromis difficile et passionnant.

L’entreprise d’Isabelle Daccord et de Gisèle Sallin était doublement osée : donner à entendre à neuf L’Orestie d’Eschyle (Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides), un de ces textes fondateurs du théâtres, et cela dans l’intégralité de la trilogie, en un spectacle. Pourtant il est entendu d’avance que cette volonté un peu mégalomane trouve tout son sens dans la cohérence que propose l’assemblage de ces trois textes : au meurtre d’Agamemnon fait écho celui de ses assassins, Clytemnestre et Egisthe, par « les enfants » Electre et Oreste, qui se retrouvent à leur tour jugés dans le dernier volet. L’accomplissement du cycle marque alors aussi son dépassement : le tribunal des dieux, en disculpant les plus jeunes sur la base de leurs regrets, permet de mettre fin à la dynamique absurde de la vengeance, moteur de la prédestination tragique et thème central de la trilogie. Une unité et une évolution à illustrer donc simultanément.

Dualité
Cette ambivalence se trouve réalisée à merveille par un décor fonctionnel, sobre et pourtant varié, qui répartit la scène en trois zones symboliquement distinctes mais ouvertes à la circulation : un forum, lieu central des discussions ou des confrontations les plus féroces ; une scène de théâtre excentrée pour les moments les plus hautement dramatiques et une adresse plus rhétorique au public ; deux étages de galeries enfin pour présenter des moments charnières de l’intrigue de manière isolée, théâtralisée. Les comédiens utilisent d’ailleurs tout le potentiel de cette ambivalence pour alterner entre jeu illusionniste et proclamé, afin de rappeler la dualité fondatrice du théâtre issue du divorce entre un chœur narrateur et des acteurs qui s’approprient le texte.

Oreste © photo Isabelle Daccord

La mise en scène joue d’ailleurs ingénieusement de l’image du protagoniste « sorti » du chœur antique, en faisant intervenir tout nouveau personnage par une métamorphose sans transition d’un des membres du chœur, dont on apprécie alors l’endossage d’un caractère par la magie du jeu, qui permet une transition harmonieuse. Les acteurs dans leur ensemble, dans leur noir uniforme et sans accessoires inutiles si ce n’est un tissu rouge sang qui opère symboliquement toute liaison tragique, filiation ou meurtre, présentent ainsi une matière compacte, dont le chœur est la première incarnation. Cette organe que la metteuse en scène aura eu le courage de ne pas rejeter sur la touche en en faisant l’unificateur du drame, assume aussi la fonction de marquer son évolution, en revêtant des caractères fortement distincts dans chaque partie. La répartition des répliques entre les différents composants anonymes du chœur permet en outre d’augmenter sa force de frappe tout en l’humanisant, excessivement peut-être parfois. Le chœur des vieux de la première partie paraît en effet moins vénérable quand ses angoisses ou lamentations se muent en querelles villageoises, alors que le chœur vengeur aux yeux bandés de la deuxième partie réussit mieux sous l’aspect d’une troupe de furies qui envenime de ses propos haineux l’esprit d’Electre à l’heure de la vengeance, quitte à maltraiter ou à absorber physiquement dans leur masse ce jeune instrument du drame.

Ouverture
Le même problème touche le troisième volet, celui de la conclusion mais aussi de l’ouverture, qu’Isabelle Daccord a voulu clairement dissonant en rendant comique l’acharnement des vengeresses Erynies à perpétuer le mal qui, dans les bouches des sorcières baroques qu’en a fait la mise en scène, sonne aussi didactiquement faux que les sages propos d’Athéna qui, par contraste, évoquent la morale d’une institutrice. Cette coloration un peu « pop » de la fin, qui allègera et relativisera agréablement la tragédie pour certains, paraîtra à d’autres trahir sa profondeur ou sa pureté, illustrant le conflit fructueux auquel se sont exposées les créatrices : celui de la solennité classique et de la popularisation.
Le texte réécrit, en premier lieu, tente de rendre les propos d’Eschyle dans toute leur neutralité garante d’universalité, tout en usant des teintes d’un langage parlé qui les rend plus accessibles, plus vivants. L’entreprise est souvent réussie, les personnages ne perdant pas de leur stature mythique, théâtrale, malgré la quotidienneté de leur langage, souvent discrète mais qui choque en revanche dès qu’une oralité excessivement décalée par rapport à la sévérité du propos le vulgarise plutôt que de l’animer. De même, le jeu des comédiens, sincèrement personnalisé mais sans incarnation faussement réaliste, permet d’en faire des prototypes, des mythes vivants, et de leur donner en même temps une singularité humaine rassurante. Tous sont bons à leur manière, tous portent de manière troublante la détermination tragique ainsi qu’une dernière résistance bien humaine, Marika Dreistadt en Electre adolescente effrontée, David Pion aussi tremblant, drôle et pathétique, devant un engagement trop lourd et pourtant assumé dans ses deux rôles de veilleur et d’Oreste, Ariane Moret en Clytemnestre cynique et pourtant enrobée de superbe, ou encore René-Claude Emery et Olivier Havran qui rapprochent de manière intéressante Agamemnon et Egisthe, rois affrontés qui prennent pourtant tous deux sous leurs traits des tics de psychopathes, limites humaines du pouvoir intelligemment révélées.
Limites aussi de l’humanisation par le jeu, qui dans de tels retranchements, certes jouissifs et éloquents, peut pourtant aussi décrédibiliser un peu un fond que l’on voudrait livrer intact. Mais ces limites, au finale, ne révèlent-elles pas d’autant mieux la valeur de l’expérience en la rendant justement fragile ?

Julien Lambert

Au Théâtre des Osses, Givisiez (Fribourg), les 2, 7, 8, 9, 14, 15 et 16 mars, ve et sa 20h, di 17h. Loc. 026 469 70 00.