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Théâtre Saint-Gervais
Genève : “Une histoire suisse“

Le spectacle de Jérôme Richer présenté au théâtre Saint-Gervais égratigne une certaine Suisse.

Article mis en ligne le mai 2010
dernière modification le 29 mai 2010

par Rosine SCHAUTZ

Le théâtre Saint-Gervais met à l’affiche un spectacle de Jérôme Richer, spectacle que l’auteur a construit en se basant sur des éléments historiques ainsi que sur des données de l’actualité récente. Le but étant de brosser un tableau des rapports que la Suisse entretien avec l’argent. Le texte est polémique mais, malgré cela, Une histoire suisse est un spectacle “léger“.

« Quelle sorte d’hommes sommes-nous, les Suisses ? Avoir été préservés par le destin n’est ni un sujet de honte ni de gloire, mais c’est un avertissement. »
Dürrenmatt

Toute société se construit sur des mythes. Ils sont le socle sur lequel reposent traditionnellement les sociétés. La Suisse n’échappe pas à cette nécessité de mythologie.
Quand la compagnie aérienne Swissair, fleuron helvétique s’il en fut, s’est effondrée, les Suisses l’ont vécu sur le mode du drame, et en ont été fortement et durablement affectés. L’identité nationale et une certaine confiance en soi, type ‘y en a point comme nous’, comme le chantait jadis Gilles, en ont fait les frais. C’est le cas de le dire !

Les banques naturellement
La stabilité des banques suisses et tout ce qui entoure la banque en général, était une autre de ces imageries indéboulonnables, patiemment construite au long de l’histoire. On se souvient du célèbre cri “pas d’argent, pas de Suisses !“ qu’en 1525 nos valeureux ancêtres clamaient à François 1er au beau milieu de la bataille de Pavie. Mais las, même cette “marque de fabrique“ institutionnelle, si chère au cœur des Suisses, n’aura pas plus résisté à l’envahisseur. En effet, la première banque suisse, l’UBS, au sigle imprononçable mais reconnaissable entre tous, a connu récemment et ô combien une crise sans précédent qui a affolé dans un même mouvement marchés et simples épargnants.
Alors, question : l’identité suisse, ou la fierté identitaire suisse, n’existerait-elle que liée à la banque, et plus spécifiquement au secret bancaire ? Affirmatif, si l’on en croit la chancelière allemande Angela Merkel qui avait déclaré “candidement“ le 29 avril 2008, lors d’une visite officielle à Berne : «  J’ai constaté que la Suisse était naturellement fière de son secret bancaire. Cela fait également partie de l’identité suisse ».

« Une Histoire suise » de Jérôme Richer
© Fanny Brunet

Les crises répétées, qui ont mis à mal l’image de la Suisse dans le monde (on pense en vrac à l’Affaire Polanski, à l’Affaire Khadafi ou à l’Affaire Kouchner) interrogent et font réfléchir en amont, et en aval. Car qui sommes-nous ? Des descendants de Heidi dont on vient d’apprendre avec stupeur que l’auteur de la saga vissée au cœur de chaque petite fille aurait en fait tout bonnement “pompé“ l’histoire d’une certaine Adelaïde, jeune Allemande recluse dans quelque nature spectaculaire ? Des montagnards “disneylandisés“, pour reprendre la formule de Bernard Crettaz, en quête d’avenir miniature exportable et labellisé ? Des banquiers “au-dessus de tout soupçon“ avides et souvent malhonnêtes, vilipendés depuis 1976 déjà par un dénommé Jean Ziegler, dont la mission restera à jamais de mettre avec sang froid les pieds dans le plat consensuel ?

Matériau théâtre et palabres
La crise de l’UBS est ici le matériau de cette quête identitaire suisse voulue par Richer, et obéit à une dramaturgie pensée, organisée. Le théâtre, miroir des actualités. Le spectacle s’insère dans le droit fil des expériences menées en leurs temps par les deux grands écrivains suisses que furent Frisch et Dürrenmatt. Ces deux auteurs n’ont cessé par le passé et à travers une œuvre prolifique de questionner habilement la Suisse et son histoire. Qui a oublié la fameuse phrase liminaire du Stiller de Frisch, écrivain dont semble-t-il on attende la publication de posthumes Entwürfe zu einem dritten Tagebuch déjà soumis à la controverse ? « Je ne suis pas Stiller ! ». Ainsi commençait sur le mode de la dénégation ce roman dont la déclaration impérative pourrait faire écho à un hypothétique et intempestif “je ne suis pas suisse“ qui montrerait que pour trouver une identité, il faut d’abord et surtout commencer par quitter son identité.
Qui a oublié le discours tenu à Vaclav Havel par un Dürrenmatt décomplexé qui tentait de démontrer, certes non sans sagacité, comment la Suisse après le fabuleux scandale des fiches, s’avérait être une prison dont les gardiens étaient précisément les détenus ? « …les détenus sont gardiens et se surveillent eux-mêmes, et parce que les gardiens sont des hommes libres, ils font entre eux et avec le monde entier des affaires, et quelles affaires ! …. C’est ainsi que la prison est devenue une attraction mondiale…. La prison prospère et ses affaires sont si imbriquées avec les affaires du dehors que peu à peu des doutes surgissent quant à l’existence véritable de la prison, elle est devenue une prison fantôme ». Prélude au slogan « La Suisse n’existe pas » proclamé plus tard, et avec quel fracas, par Ben à l’exposition universelle de Séville ?
La Suisse existe pourtant, on le sait bien, et pas seulement abstraitement sur les planisphères. Mais elle n’a plus d’identité. Identité au singulier. Singularité identitaire. Plus de référent absolu, plus d’écusson emblématique, si ce n’est sur les plaques minéralogiques arrière des voitures. Même l’armée a du mal à rester cette “pâte“ qui unit, à parler clairement d’une seule voix, à exister tout simplement.

« Une Histoire suise » de Jérôme Richer
© Fanny Brunet

Dans un pays où le consensus s’est érigé en règle de vie, ces mythes, blackboulés, qui ont bouleversé un grand nombre de certitudes liées à l’identité suisse sont le matériau théâtre qui intéresse Richer. En effet, pour lui, le théâtre contemporain est toujours le produit, plutôt que le témoin, d’une histoire, et cette histoire ne doit pas être niée. Elle doit au contraire être assimilée. Et donnée à voir.
Dans la pièce, un “super héros“ qui s’appelle Super Suisse. Il est chargé de veiller aux intérêts de la Suisse quand ceux-ci sont mis en péril. Il intervient de fait à la moindre attaque contre l’identité suisse. Pour Richer, en raison de la crise magistrale qu’a connue l’UBS, créer un tel personnage de super héros s’est imposé à lui. Super Suisse est donc là, sur le plateau, porteur de quelques interrogations liées à l’identité. Sa volonté jusque-boutiste de défendre l’honneur de la Suisse est propice au jeu théâtral. Chacune de ses apparitions est matière à approfondir son questionnement. La présence d’un super héros dans le spectacle entre alors de plain-pied dans la volonté qu’a Richer de traiter de sujets complexes de manière ludique. On se souvient de La Ville et les ombres.
Au gré des tableaux, on se prend à se demander : qui se cache derrière le masque ? Question toujours intéressante, car question toujours centrale au théâtre… Qui est Super Suisse ? Un sauveur ? Un imposteur ? Un clown ? Et, de manière plus large, qui peuvent être nos héros aujourd’hui, sur scène ou hors champ, fictifs ou réels ?

Spectacle et actualités
La base du spectacle repose sur des éléments historiques et sur des faits de l’actualité récente.
Mais, si le but de Richer n’est pas de triturer ad nauseam une mauvaise conscience nationale, il reste polémique et piquant, tout en cherchant à brosser un tableau des différents rapports qu’entretient la Suisse avec l’argent.
Ainsi, à la manière d’un journaliste d’investigation, il s’est plongé dans les éléments récents liés à la déroute financière, et analyse pour nous la crise de confiance qu’a traversée l’UBS. Une partie de sa recherche a consisté à étudier en profondeur une somme d’articles de presse parus dans les journaux. Puis, il a choisi de questionner professionnels de la finance (historiens, journalistes, traders, banquiers, gestionnaires de fortune) mais aussi simples particuliers, sur leur rapport à l’argent, ou disons-le cash, sur la place que prend, qu’occupe l’argent dans la vie de tout un chacun. Dans sa construction, le spectacle cherche à mêler, avec ironie, la grande histoire avec l’histoire plus intime, plus ténue des individus.
Enfin, le travail théâtral de Jérôme Richer s’articule ici encore autour de la notion de plaisir, plaisir pour les comédiens à être en scène, plaisir à jouer devant et avec le public. Et bien sûr plaisir du public lui-même.

Attention fragile
Une histoire suisse est donc un spectacle léger, non par son sujet, on l’aura compris, mais surtout parce que Richer pense que c’est plutôt dans la légèreté que les propos tenus sur scène acquièrent de leur force.
Par ailleurs, la musique qui tient dans ce spectacle une place importante, fait office de bulle d’air et de respiration. Pour l’occasion, c’est le musicien et chanteur Jerrycan qui a créé et qui joue en live les chansons d’Une histoire suisse. Des chansons pop, simples et naïves à la fois, qui collent selon lui à l’univers d’une culture populaire helvétique.
« L’une des caractéristiques fondamentales de l’identité suisse, c’est précisément son incertitude, nous dit, toujours fine mouche, Bernard Crettaz. On ne sait pas si elle existe. Mais si c’est le cas, il faut faire attention, elle est fragile. Face à cette incertitude et à cette fragilité gravitent deux positions tranchées : certains réfutent son existence, d’autres au contraire la défendent. C’est ce qui, je crois, nous distingue des autres pays. »

En conclusion, les mythes, les récits premiers, qu’ils soient inventés, déconstruits, reconstruits, révisés, ‘révisionnés’ ou cristallisés à jamais, restent les fondements de toute histoire nationale et les références emblématiques qui, au fil du temps, apparaîtront même malgré eux - c’est-à-dire malgré leur véracité, leur fausseté voire leur pertinence - comme le ciment nécessaire aux clichés les plus éculés dont on ne veut se lasser et dont on a finalement besoin. Dès lors ils deviennent notre identité, notre distinction assumée.

Rosine Schautz

« Mon dieu, faites que l’UBS redore l’honneur de la Suisse …
L’UBS, c’est un membre de la famille.
Personne n’accuse un membre de la famille.
Si un membre de la famille fait une connerie, on ferme sa gueule.
Même si la connerie en question a coûté beaucoup d’argent à la famille.
 »
Richer

Du 27 avril au 16 mai. Théâtre Saint-Gervais, Une histoire suisse, texte et mise en scène Jérôme Richer