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Théâtre T50, Genève
Genève, Théâtre T50 : “Building USA“

Commentaires sur la pièce de David Ziegler, intitulée Building USA.

Article mis en ligne le mai 2008
dernière modification le 8 juin 2008

par Bertrand TAPPOLET

L’histoire de Building USA débute quatorze ans après la défaite de Custer à Little Big Horn dans une période marquée par les derniers feux des soulèvements indiens.

Dans la bourgade de Junction-City, règne un parrain, le Président d’une compagnie de construction ferroviaire, sidérant de cruauté, de méchanceté raisonné et bien ordonnée en fonction de l’auri sacre fames. Une soif jamais consolée de profit et de pouvoir traverse ainsi les une Amérique jadis pionnière, aujourd’hui ultra individualiste et mercantile, qui fait naufrager la nation amérindienne dans sa révolution industrielle. Visage tout à la fois impitoyable et veule d’un capitalisme prédateur, vorace qui démantèle les corps, les laissant en lambeaux. Et met les âmes en charpie. En ce XIXe siècle finissant, l’Amérique apparaît parfois hallucinée, à la fois monde barbare d’avant les origines et terre désolée après l’apocalypse.

Jacques Probst (Morton, père)

Un méchant réussi
Avec Building USA, le dramaturge et metteur en scène genevois signe un western crépusculaire d’une noirceur abyssale que ne vient tempérer ni une ironie désespérée, ni sa dimension de docu-fiction. Un western tendu comme un thriller à multiples retournements. Qui vaut tant pas ses scènes d’actions pures et dures, que par sa réflexion sur la figure du mal. Voici John Morton, un être machiavélique qui doit sans doute beaucoup au personnage du Tycoon corrompu et alcoolique magistralement interprété par Gene Hackman dans Mort ou vif de Sam Raimi. Si ce n’est à la personnalité complexe du duc de Gloster popularisée par le Richard III de Shakespeare.

Malgré ses accents de mélodrame début XIXe, le récit qui lui est consacré a toutes les teintes de la tragédie catastrophe. Morton (Jacques Probst) s’y caractérise, outre son machiavélisme, par l’ironie rageuse dont il use vis-à-vis de ses victimes, le franc mépris avec lequel il traite les figures de l’Autre sans cesse retournées dans le kaléidoscope de sa haine : Chinois œuvrant tels des esclaves à l’érection du cordon ombilical de la civilisation du profit — le chemin de fer —, Indiens réduits à une sous humanité. Mais aussi le plaisir mêlé de terreur, car l’homme est un monument de lâcheté lorsqu’il goûte à la conscience de sa propre habileté souvent fruit de concours de circonstances. Qu’on le considère vêtu des oripeaux d’un nihilisme diabolique ou qu’on l’envisage comme dégageant l’individualisme égoïste et l’érigeant en principe conscient, la figure de ce chef d’entreprise fascine. L’époque élisabéthaine avait déjà cet intérêt pour le personnage machiavélique, un intérêt découlant de la découverte que tout ce qui est éthiquement mal peut se révéler socialement efficace et opportun.

Une histoire de la violence
Dès les premières scènes, on est en terrain connu, le style visuel de l’écriture et le scénario renvoient tout à la fois à la bd (un Lucky Luke parodique), à la western litterature du XIXe siècle. Mais surtout aux classiques du genre western spaghetti que sont Pour une poignée de dollars, Il était une fois dans l’Ouest et L’Homme des hautes pleines, qui est lui-même un hommage aux films de Sergio Leone. À l’image du récit, le film est construit sur plusieurs couches de l’histoire du western : le cinéma de John Ford, perverti par Sergio Leone, auquel Clint Eastwood emprunte ses bases finit par rencontrer Soldat Bleu de Ralph Nelson dressant un parallèle entre le massacre des Cheyennes à Sand Creek en 1864 et celui de Mai Lai au Vietnam en 1967 et la série culte Dead Wood. Dévoilant un Ouest en pleine mutation, Building USA dépeint mine de rien des phénomènes sociaux, politiques et économiques avec beaucoup de justesse. À l’instar de Dead Wood, la pièce de Ziegler ne semble valoir que par sa violence. Pas la violence gratuite, mais celle qui cimente la gestion d’une société. Dans les deux cas, mais selon des modalités différentes, c’est la naissance d’une nation dans un bled paumé du futur Dakota du Sud. Un drame politico-historique exigeant, véritable radioscopie des États-Unis d’alors. La série, comme la pièce, décrivent le parcours erratique d’hommes qui portent en eux la mort, Morton et son homme de main Finley (Pietro Musillo), et à qui tout arrive par une suite arbitraire d’accidents et de glissements.

Julien Tsongas (Stan Morton, le fils)

Le projet de Ziegler consiste peut-être à inventer des corps de théâtre portant en eux toutes les blessures de l’histoire et sans cesse violés par la sauvagerie du monde. Témoin, celui de l’Indienne Wakanda (Anne-Loyse Joye) qui pourtant, ne parle que de guérir la mère et son fils meurtrier — envers et contre tous — par le filtre d’une puissante magie. Le viol s’exercera sur elle comme arme de guerre et se poursuivra dans une mutilation suscitant son rejet définitif. Elle incarne un choix récurrent dans l’histoire indienne : l’extermination ou l’exil.
« L’Amérique est un pays qui s’est bâti sur la violence, et sur un génocide, soulignait Jim Jarmush à la sortie de son opus Dead Man. Combien d’Indiens ont été tués en Amérique du Nord ? Je crois qu’il y a eu vingt-cinq millions de victimes. (En fait, la population amérindienne, décimée et affaiblie, est passée de 8 millions à la fin du XVe siècle à 237 000 individus en 1900). Voilà, c’est ça l’Amérique. C’est cette violence.  » Celle qui se poursuit sur d’autres théâtres d’exactions, en Irak, comme le montre Redacted de Brian de Palma. Un drame de la vengeance marqué par le viol et le meurtre d’une jeune Irakienne suivants le massacre de sa famille par des soldats américains férocement revanchards après la mort de l’un des leurs. Aux yeux du dramaturge et metteur en scène David Ziegler, il y dans la naissance d’une nation américaine, une succession interminable de violences subies et infligées, qui peut rapporter, de loin en loin, au conflit israélo-palestinien. Autant de derniers mots que les uns et les autres tentent d’imposer. Autant de tentatives de renverser le cours de l’histoire. Autant de voix dissidentes israéliennes à contre-courant de la politique menée par leur gouvernement dans les territoires occupés.

Un rapprochement impossible
Le personnage du fils, Stan Morton (Julien Tsongas) est sans doute le plus troublant, tant il semble au départ issu d’une veine du western débutant avec le film de Delmer Daves, La Flèche brisée (1949), tiré du romand d’Elliott Arnold, Blood Brothers, qui exposa pour la première fois un point de vue indien. Et se poursuit en 1990 à travers Danse avec les Loups que réalise Kevin Costner en alternant l’univers des Blancs, essentiellement violent, rappelant l’esthétisme baroque des westerns spaghetti alors que pour décrire la vie chez les Sioux, le réalisateur s’est inspiré des peintres et illustrateurs de l’Ouest du XIXe siècle, regard nostalgique sur un monde irrémédiablement disparu. Le thème développé ici, c’est la possibilité de coexistence pacifique des deux communautés. Pour Daves, ce sont les tentatives réelles du pionnier Tom Jeffords et du chef Apache Cochise pour un rapprochement définitif et pacifique des peuples. Pour Costner, c’est de manière plus ambiguë une histoire d’amour entre un lieutenant de la cavalerie américaine et une ancienne enfant de colons blancs à la famille massacrée par des Pawnees et « élevée avec le poing » (c’est son nom) par une tribu. Pour Ziegler, c’est une éphémère romance entre un avocat et futur politicien républicain, issu de deux cultures (européenne et indienne) et une Indienne déplacée, humiliée, violentée puis mutilée. Tout le drame de ce fils récalcitrant est celui d’une sorte d’Hamlet cherchant la vérité et incapable d’indiquer le juste, le vrai, le bien en soi et au monde. Berné par le mal, il s’enlise dans une tragi-comédie des erreurs digne du théâtre élisabéthain.

Bertrand Tappolet

T50, 11 bis ruelle du Couchant, Genève.
Du 6 mai au 1er juin
Rés : 022 735 32 21