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Théâtre Saint-Gervais Genève
Genève, St.Gervais : “Troisième Nuit de Walpurgis“

Portrait de Karl Kraus, et analyse de sa pièce, la Troisième Nuit de Walpurgis.

Article mis en ligne le février 2010
dernière modification le 23 février 2010

par Christophe RIME

La Troisième Nuit de Walpurgis, seconde et dernière pièce de théâtre écrite en pleine ascension nazie par le satiriste et homme de verbe autrichien Karl Kraus en 1934, retrouve la scène de Saint-Gervais du 2 au 14 février.

Cet amer constat, Mir fällt zu Hitler nichts ein – « je n’ai aucune idée sur Hitler », comme le traduit – sans en avoir véritablement saisi le sens profond – en 1961 le Vorwärts (organe du parti social-démocrate allemand de l’époque), résume bien l’incompréhension qui s’est glissée entre l’œuvre gigantesque de Karl Kraus et son public, ainsi que ses détracteurs. Comment ce metteur-en-mots hors-pair, ce polémiste et satiriste dont la plume trempait dans le plus pur des vitriols ; comment cet écrivain de génie n’a-t-il rien pu voir venir de l’ascension de l’homme à la chemise brune et à la mèche sur le front ? Comment sa plume acérée n’a-t-elle finalement rien à dire quant à la barbarie en mouvement ? En substance, voici le procès qui coûta au travail de Karl Kraus de tomber dans une léthargie mortelle, comme relégué à la poubelle de l’histoire littéraire, comme mis entre parenthèse pendant un demi-siècle par ceux-là mêmes à qui l’auteur né en Autriche en 1874 tentait de révéler que le verbe n’était plus désormais d’aucune utilité à qui prétendait lutter contre un nazisme qui s’attachait, dès les années 20, à ôter tout sens au mot. La preuve de ce divorce littéraire est qu’il fallut attendre 2005 et la traduction méticuleuse de Pierre Deshusses – publiée aux éditions Antigone – pour lire enfin la traduction française de la pièce de théâtre de Kraus.

Couverture de la revue de Karl Kraus

Il faut donc se réjouir de constater, d’abord de manière timide, par la bande, que le monde de la culture se réapproprie doucement les textes incontournables de cet auteur qui débuta sa carrière en tant que journaliste à la Neue Freie Presse avant, en 1899, de fonder sa propre revue, la fameuse Die Fackel (le flambeau). Un titre, on ne peut mieux porté par un brûlot de haut vol dont il assura la publication jusqu’à sa mort survenue en 1936. Plus de 30’000 pages de polémiques, le tout réuni dans 922 numéros, furent ainsi livrés sur l’autel de la raison humaine et de sa capacité d’analyse. Une œuvre littéraire immense par trop exilée des scènes et du monde académique, alors qu’elle compte en son sein un bijou de catharsis théâtrale, dont le texte n’est autre que la réunion des 300 dernières pages de Die Fackel, rédigées en cinq mois après la nomination d’Adolf Hitler au poste de chancelier de l’Allemagne en 1933, la Troisième Nuit de Walpurgis, Die Dritte Walpurgis Nacht.

Au travers de ce vertige de mots soigneusement ouvragé, nous y découvrons les talents de l’auteur qui y délivre une critique de la langue, une analyse carnassière de la montée en puissance du nazisme et de son verbe aboyé et creux, ceci en sachant simplement regarder autour de lui. Il revêt donc les lunettes de l’observateur attentif que le monde ne sait plus être à ce moment de sa propre histoire. Son analyse repose en fait sur une documentation accessible à tous, soit les journaux, la radio en majorité ; informations qu’il recoupe pour mieux les disséquer dans un exercice de style unique en son genre. Kraus qui se réfléchit lui-même en tant que styliste et metteur en scène des mots s’insurge à travers ces pages qui deviendront bientôt une pièce de théâtre, contre la léthargie ambiante et contre cette abdication de la pensée ainsi que de la condition humaine, qui semblent s’être emparées du monde des médias et du monde en général. L’engeance contre laquelle l’ire de l’auteur se déploie porte un nom, le nazisme ; régime qu’il n’hésite pas à qualifier de “peste des cerveaux”.

Sa demonstration est brutale, vibrante et sans appel. Sa construction, “among the most important and remarkable (…) in modern Germany or any other literature”, hurle d’évidence car elle s’appuie sur un des symptômes les plus révélateurs et les plus inquiétants de la folie de cet ordre nouveau qui fait alors ployer le monde, à savoir la détérioration du langage et le déclin de la culture des hommes qui s’ensuit irrémédiablement. Pour Kraus, “la langue est” en effet “le lieu de la justice, corrompez-la, faîtes en une bâtarde exilée de sa noblesse et le chaos vous attend.” C’est pourquoi il dénonce avec l’acharnement de celui qui se sait condamné, l’alliance bestiale de ce qu’il synthétise par l’acronyme des “3T”, pour Tinte, Technik und Tod – Encre, technique et mort.

La presse et son corollaire nazi – la propagande – portent en effet, selon lui, la lourde responsabilité de l’ennemi intérieur qui a pu contribuer à l’apogée d’une politique conduite par “des plumitifs arrivés à terme”, puisqu’elles ont joué un rôle central dans “ le processus d’abêtissement intellectuel et moral qui a détruit la capacité de compréhension et de résistance des individus (au nazisme) et préparent ainsi le désastre ultime”, comme le rappelle Jacques Bouveresse, dans son excellente préface de la Troisième Nuit de Walpurgis. Un mal dont il est certain que nous pourrions relever des symptômes identiques aujourd’hui pour peu que nous y prêtions une attention autre que légère et distraite ; signe d’une pièce à la résonance encore terriblement actuelle et qui sourd comme un avertissement sérieux dans un monde où l’omniinformation s’écoule à grands renforts de flots contradictoires, massifs et manipulés.

La Troisième Nuit de Walpurgis dénonce finalement les médias et plus particulièrement la presse écrite en tant que réel créateur d’un régime qui apparaît bien comme le cloaque du monde aux yeux d’un Kraus puisqu’il prétend que “le national-socialisme n’a pas anéanti la presse, mais la presse a produit le national-socialisme“ ou plus loin “sensible aux symptômes comme je le suis, j’infère la guerre et la famine de l’usage que la presse fait du langage, de la déformation du sens et de la valeur, de la façon dont sont vidés et déshonorés tout concept et tout contenu“. En bref, une leçon magistrale, lancée dès 1934 déjà, au chevet d’un monde en putréfaction qui assistait à l’enterrement de sa propre conscience.

« La Troisième Nuit de Walpurgis » de Karl Kraus, avec José Lilo
© Nathalie Rozé

Le ton de la pièce est donné, et s’en trouve dès lors tragique, dense, stylistique et technique, parfois drôle et satirique, sans nul doute toujours diablement pertinent et efficace car son monologue est tissé de l’implacable brutalité d’une logique d’observation aiguisée et tranchante comme une lame de rasoir. D’abord destinées à ne jamais être révélées au public, ces 300 pages éprises d’un verbe furieux sont bien à prendre comme une ode à l’Allemagne et à l’Autriche dont Kraus tenait tant à ce qu’elles se réveillent – Deutschland erwache ! (Allemagne, réveille-toi !) – ce cri du cœur qu’il souhaitait assez fort pour au moins contredire si ce n’est anéantir le versant infernal d’une Allemagne qui scandait alors un nocturne et enflammé Juda verrecke ! (Juifs crevez !). Il désirait tant ce dénouement que le titre même de la pièce renvoit à un autre moment autrement plus glorieux d’une Allemagne dont la culture rayonnait alors dans l’Europe entière, celle de Gœthe. En effet, la Troisième Nuit de Walpurgis est une référence explicite au Faust gœthien et à ses deux nuits de Walpurgis, moments privilégiés de création de son acte poétique. 1932 ouvre justement les festivités en vue de commémorer le 100e anniversaire de la mort du géant de la culture germanophone lorsque Karl Kraus se met à l’ouvrage. Le Méphistophélès du songe de la nuit d’été ressemble dès lors à s’y méprendre aux atours d’un Hitler confondu et pourfendu par la plume de l’Autrichien. Les constants parallèles établis avec l’œuvre de Gœthe rendent ainsi la pièce extrêmement palpitante à goûter.

Au final, le spectateur en ressort avec une image d’une Allemagne qui lutte bel et bien avec le diable en cette année fatidique de 1933 qui annonce que Armageddon is at hand et le satiriste de donner à voir et à entendre, au travers de sa pièce, cette catastrophe d’un monde englué dans une torpeur qui confine à l’agonie. Par une virtuose maîtrise du verbe, par une décoction artistique des sens intimes des mots, Karl Kraus nous livre ici un véritable traité sur l’argumentation, une performance littéraire majeure dans une langue qui se dit à voix haute.

Un événement théâtral autant qu’une école de résistance en tous les cas ; Saint-Gervais ne s’y trompant pas, le théâtre choisit de monter à nouveau la pièce que José Lillo avait brillamment mise en scène en ce même lieu dès avril 2007. Reste à formuler le souhait que la nouvelle interprétation soit aussi sobre et épurée que ne le fut le premier spectacle. L’espace tout entier revenant à la seule puissance d’un texte qui mérite amplement la simple mise à nu, narrée par un orateur dont la maîtrise du verbe rendait alors directement hommage à l’auteur autrichien, créant une alchimie qui avait su faire mouche. Osons donc Saint-Gervais et la prophétie de Karl Kraus !

Christophe Rime

Bibliographie :
 Karl Kraus, Troisième Nuit de Walpurgis, Editions Agone, Marseilles, 2005.
 Karl Kraus, Les derniers jours de l’humanité, Editions Agone, Marseilles, 2005.
 Karl Kraus, Dits et Contredits, Editions Ivrea, Paris, 1993.
 Edward Timms, Karl Kraus : Apocalyptic Satirist – Cutlure and Catastrophe in Habsburg Vienna, Yale University Press, 1989.
 Erich Heller, « Dark Laughter », in The New York Review of Books, 1973

Notes :
Cf. Erik Heller, “Dark Laughter”, in New York Review of Books, 1973.
Cf. Joseph Roth, Une heure avant la fin du monde, 1938.
Supra, Erik Heller, “Dark Laughter”, in New York Review of Books, 1973.
Cf. Jacques Bouveresse, dans la préface de la Troisième Nuite de Walpurgis, Editions Agone, 2005.