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Au Théâtre Saint-Gervais, Genève
Genève, Saint-Gervais : “Gênes 01“ & “Nature morte dans un fossé“
Article mis en ligne le mars 2007
dernière modification le 4 novembre 2007

par Julien LAMBERT

Après l’excellent Tendre et cruel, le Théâtre en flammes de Denis Maillefer tente à nouveau de donner une âme à deux textes sombres et méchants. Le recours à la fragilité humaine dans la solitude du monologue peut en effet rendre digestes l’altermondialisme de Gênes 01 et les bassesses sordides de Nature morte dans un fossé.

La dernière réalisation de Denis Maillefer, Tendre et cruel de Martin Crimp à la Comédie en mars dernier, attaquait dans un grand choc frontal la question de l’abus de pouvoir, incarné par un général américain tyrannique (terrible Nicolas Rossier). Dans les deux textes montés à l’Arsenic et repris à Saint-Gervais ce mois, le metteur en scène lausannois réaffirme son intérêt pour un théâtre contemporain aux prises avec une réalité politique révoltante : « la conscience du citoyen face à l’individu, l’opposition du nord et du sud sont des questions un peu bateau mais au cœur de la société d’aujourd’hui ».

Tort d’avoir trop raison
Dans Gênes 01, c’est l’agitation corollaire au sommet du G8 et à son contre-sommet « altermondialiste » que l’auteur italien Fausto Paravidino aborde avec un militantisme affirmé. Le souci de précision qui préside à la description du contexte géopolitique mais aussi très concret des manifestations anti-G8 ne l’empêchent donc pas, dans le parti-pris critique adopté, de faire entendre son mépris des « solides valeurs du capitalisme occidental ». Cette présentation télex des acteurs, des tenants et aboutissants, pourra paraître un peu indigeste et désagréablement orientée, elle n’en convainc pas moins par son efficacité, son cynisme percutant contre les excès sécuritaires ou la criminalisation hypocrite des « alternatifs ». Faisant endosser aux braves manifestants le rôle des martyrs, quitte à justifier au passage les anarchistes violents des blacks blocks, l’approche excessivement persuasive de Paravidino risque pourtant de heurter certaines sensibilités bourgeoises confrontées à une vérité irréfragable. D’où l’intelligente prudence de Maillefer dans son approche : « Même si Paravidino a fondamentalement raison, l’idée n’est pas d’enfoncer des portes ouvertes : les gens qui vont au théâtre sont déjà convaincus que la solidarité vaut mieux que l’égoïsme ».

“Gênes 01”. Crédit Aline Paley

La « petite tragédie » dans la grande
Il rejoint donc l’auteur dans sa conception de cette pièce comme une
« tragédie » du présent, dont les héros ne sont « pas encore des personnages », mais « des personnes » ; d’où la place laissée aux témoignages des manifestants rudoyés par la police, phrases grappillées d’un réalisme poignant. Plus touchante encore que l’écrasante tragédie d’un monde bipolaire injuste, la « petite tragédie » de Carlo Giuliani, jeune homme tué par un policier dans des circonstances troubles, a plus particulièrement retenu l’attention du metteur en scène. « Pour l’acteur, dit-il, il est beaucoup plus facile de travailler sur la tragédie individuelle, sur les émotions. » C’est pourquoi ce texte, même dans ses considérations les plus idéologiques, doit être porté par de vraies personnes, qui ont sur lui une prise émotionnelle, pas par des mécaniques. L’important n’est donc pas ce qu’ils disent sur Gênes mais comment ils y réagissent après en avoir entendu parler. » Ce que font les voix anonymes du texte, auxquelles Maillefer donnera présence et sensibilité, cette enquête minutieuse sur les circonstances cachées de ce qui prend l’aspect d’un meurtre, la troupe du Théâtre en Flammes l’a fait aussi : documentation, films, témoignages collectés autour du sujet par les comédiens leur auront permis de se réapproprier ce geste du citoyen en quête de sens.

Humaniser le sordide
Autre texte, autre enquête, fictionnelle celle-ci, que mènent dans Nature morte dans un fossé la police et la famille d’une jeune macchabée retrouvée une nuit en bord de route. Dans ce « polar de théâtre à l’intrigue bien ficelée », comme le relève Denis Maillefer, qui ne veut pas renier les plaisirs de ce genre peu fréquent sur les planches, les témoignages successifs des proches de la victime et des policiers, tour-à-tour vivant l’enquête et y réagissant, construisent peu à peu la vérité à partir d’éléments épars.
Le monologue passe donc de l’hyperréalisme de dialogues directs dont l’interlocuteur est absent, de la sécheresse d’un langage oral lapidaire à des témoignages intimes de confessionnal, qui tendent au soliloque intérieur d’une densité psychologique saisissante. La restitution très sensitive des perceptions prend avec la distance du récit une connotation cruelle ou étrangement humoristique. Loin d’y voir un risque de statisme voire d’ennui, Denis Maillefer trouve à la forme monologuée « un grand confort pour le spectateur : un gars est là rien que pour nous, pour nous raconter quelque chose, à nous ».
Qu’il s’agisse de crimes policiers couverts par les magouilles de l’Etat, ou d’un crime crapuleux sous couvert de magouilles de dealers, le rapport d’adresse privilégiée qu’instaure le monologue sauve donc le spectateur des abîmes du sordide. Heureusement, car cette Nature morte-là, bien qu’italienne, prend des airs bataves en affichant morues et maquereaux, protagonistes d’un monde glauque gouverné par la consommation effrénée et solitaire de sexe et de drogues, tableau âcre d’une société pourrie par l’individualisme mesquin. « Il y a une critique de cette société qui laisse tomber une jeunesse désabusée, reconnaît Maillefer, mais je veux rendre les personnages touchants, fragiles et bizarres, sans critiquer ce monde-là. »

Julien Lambert

Nature morte dans un fossé jusqu’au 3 mars à 20h30, sauf jeudi à 19h ; puis du 13 au 17 mars à 21h.
Gênes 01 du 6 au 11 mars à 20h30, sauf jeudi à 19h et dimanche à 18h ; puis du 13 au 17 mars à 19h.
St-Gervais (loc. 022/908.20.20)