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Comédie de Genève
Genève : “Portrait d’une femme“

La pièce de Michel Vinaver est basée sur un fait divers tragique datant du milieu du XXe siècle. Rappel historique.

Article mis en ligne le avril 2010
dernière modification le 22 mai 2010

par Rosine SCHAUTZ

« Le théâtre donne au genre habituellement journalistique des éclairages inédits et de nouvelles lettres de noblesse »
Anne Bisang

Mettre en scène la vie des autres : théâtre du quotidien ou théâtre de la ‘vérité’ ? Eléments de questions, éléments de réponses…

La pièce de Vinaver
En 1951, une jeune femme de 24 ans, étudiante en médecine, tue son ex-amant et camarade de faculté. Condamnée aux travaux forcés à perpétuité, deux ans plus tard, par la Cour d’assises de Paris lors d’un procès notoire, elle sera libérée en 1959, puis se suicidera au Maroc en septembre 1963.
C’est à partir de ce fait divers tragique et du procès retentissant qui s’ensuivit, que Michel Vinaver a écrit cette pièce en 1984, se basant sur les coupures de journaux qu’il en avait gardées de l’époque. Dans sa transposition théâtrale, l’héroïne, pourtant bien réelle, est devenue Sophie Auzanneau, mais les parts d’ombre et les contradictions de la protagoniste subsistent. Vinaver dessine ici un paysage mental complexe, une sorte de ‘vrac agencé’ où l’assemblage des pièces laisse toute sa part de mystère à un personnage dont l’attitude et les refus ne cessent de perturber la machine judiciaire et ouvrir aux questionnements.
Entre réalité et fiction, la pièce s’attache ainsi à cerner la complexité d’un être un peu ‘cabossé’ par la vie et absolument incapable de se soumettre aux règles établies par la société qui l’entoure.

Michel Vinaver
© Ted Paczola

Mise en scène
Familière de l’univers de Vinaver, pour lequel elle a créé avec succès en 2001 une version de Les Travaux et Jours, Anne-Marie Lazarini a lu avec beaucoup de subtilité et de rigueur cette pièce dont Vinaver a toujours refusé qu’elle soit représentée à Paris et en Ile de France. L’œuvre, complexe dans sa forme, dans ses croisements, dans ses superpositions, est restituée avec fluidité dans cette mise en scène. Dix comédiens interprètent les dix-sept personnages avec pertinence et vitalité, dans des costumes créés par Dominique Bourde qui donnent de clairs indices révélant à la fois les conditions ou les fonctions sociales des ‘incarnations’ théâtrales.
Reste cette double énigme - et non des moindres : qui est Sophie Auzanneau ? Qui était… Pauline Dubuisson ?
« Sur l’ex-amant, tous les témoignages s’accordent. On ne peut que faire l’éloge de ce garçon : affectueux, droit, simple. Il l’aimait, elle le trompait, ne l’aimait pas, semble-t-il. A moins qu’elle ne se soit mise à l’aimer lorsqu’il a commencé à se détacher d’elle ? » souligne Vinaver. « Pourquoi a-t-elle fait ça ?… Entre l’accusée et la Cour d’assises, un jeu ne se joue pas. La machine théâtrale de la justice patine. Elle tourne, mais à vide. Tout se passe comme s’il y avait, chez Sophie Auzanneau, un refus, ou une incapacité, à se couler dans le rôle qu’on lui demande de tenir. Quelque chose de réfractaire au théâtre. »
(Michel Vinaver, 25 août 1986)

Pauline Dubuisson, sa vie, son œuvre
Peu de gens savent de quel fait divers est inspiré le film la Vérité d’Henri Georges Clouzot. Si le cinéaste en a bien respecté la trame, il en a aussi occulté l’essentiel du drame : le sort terrible de… Pauline Dubuisson. Car c’est bien d’elle dont il s’agit.
Le 28 octobre 1953, à la prison La petite Roquette*, la religieuse fait sa ronde et regarde par l’œilleton dans la cellule de Pauline Dubuisson, la désormais célèbre meurtrière de Félix Bailly, étudiant en médecine. La détenue a l’air de dormir mais elle s’est ouvert les veines alors qu’elle est jugée aux assises. Elle a rédigé deux lettres : l’une pour le Président et l’autre pour son avocat. Lettre qui disait :
« Que M. et Mme Bailly me pardonnent s’ils le peuvent, qu’ils aient pitié de maman. Pardon pour tout le mal que j’ai fait. Vous pouvez dire aussi que je regrette infiniment d’avoir tué Félix et aussi que je ne veux pas me soumettre à une justice manquant à ce point de dignité. Je ne refuse pas d’être jugée, mais je refuse de me donner en spectacle à cette foule qui me rappelle très exactement les foules de la révolution. Il m’aurait fallu le huis-clos. Je suis ravie de jouer ce tour à ceux qui s’occupent de mettre le décor en place. »
Pour l’avocat général, cette tentative de suicide de l’accusée apparaît comme un simulacre. Pour le Président de la Cour d’Assises, ce n’est qu’un exemple de trop du caractère orgueilleux de l’accusée. Cette situation rappelle évidemment à tout spectateur averti la scène finale, magistrale, dans laquelle Brigitte Bardot a excellé. Mais, vérité (!) oblige, il importe aussi de mentionner que la prestation de Bardot, aussi mémorable ait-elle pu être pour chacun de nous, avait en fait peu à voir avec la triste réalité du procès Dubuisson.

« Portrait d’une femme »
© Victor Tonelli

Posons à nouveau la question : qui était Pauline ?
Née en 1927 dans une famille bourgeoise, douée pour les études, mais passablement dévergondée pour l’époque, on l’a connue au bras d’un marin allemand dans un square à 14 ans, dit la rumeur. A 17 ans, en 1944, elle s’inscrivit à l’hôpital allemand de Dunkerque pour faire médecine une fois la guerre terminée. Elle devint rapidement la maîtresse du médecin-chef de l’établissement, le colonel Von Dominik, trois fois plus âgé qu’elle. A la libération, elle sera punie, torturée. Puis, arrachée à sa famille et conduite en place publique sous les insultes et les crachats, elle sera tondue, déshabillée, et couverte de croix gammées, comme cela fut la coutume pour d’autres aussi. Elle subit, semble-t-il ensuite, un viol collectif au quartier général des épurateurs avant de comparaître au cours d’une sorte de procès factice devant un tribunal du peuple qui la condamna au peloton d’exécution. Son père, gradé colonel, parvint à la libérer de justesse, mais les deux durent s’exiler. Elle partira à St.Omer et tentera de se suicider le soir-même. Ce passé terrible éclaire-t-il a posteriori certains traits de ce caractère ‘ingérable’, et finalement meurtrier ?
Questions sans réponses bien sûr, car comment expliquer l’amour, la violence, la violence de l’amour, la violence ‘banale’ de sentiments contradictoires… Ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’elle rencontre à la fac un certain Félix Bailly, étudiant en 3ème année, et qu’elle devient sa maîtresse. Il lui propose le mariage, à plusieurs reprises mais en vain. Il le lui propose encore une dernière fois lorsque l’un de ses rivaux vient le supplier de lui laisser Pauline. Mais, fatigué et lassé, il signifie à Pauline, à la rentrée de 1949, que tout est désormais fini entre eux.
Au mois d’octobre 1950, Pauline apprend que Félix s’est fiancé. Elle s’aperçoit alors – mais un peu tard – qu’elle est en fait bel et bien amoureuse de lui et part subitement à Paris pour le voir. Et le débusquer.

Multiples versions
C’est alors que les versions divergent. Pauline affirmera avoir passé la nuit avec lui, et qu’au matin, il lui aurait dit n’avoir couché avec elle que pour venger d’anciennes humiliations. A l’audience, les parties civiles diront que Félix était incapable d’une telle muflerie.
Pauline Dubuisson, en possession d’un permis de détention d’arme, s’achète un 6,35. Elle part tuer son ex-amant, et laisse même un testament. Sa logeuse, l’ayant vue sortir et ayant aperçu le pistolet, entre dans la chambre de la jeune femme et découvre le testament. Elle télégraphie immédiatement à Félix Bailly ainsi qu’aux parents de Félix. Ainsi prévenu, il décidera de dormir à l’hôtel pendant que Pauline, patiente, le guette. Elle finira par le surprendre et tirera sur lui par trois fois.
D’aucuns disent qu’elle a tenté ensuite de retourner l’arme contre elle mais que le pistolet se serait enrayé, ou qu’elle aurait ouvert le gaz et qu’elle aurait été secourue à temps. Le père de Pauline, lui, ne se ratera pas : on le retrouvera suicidé au gaz, le jour même où il apprendra ce qu’a fait sa fille.

« Portrait d’une femme »
© Victor Tonelli

La prison
En prison, Pauline est unanimement appréciée des détenues et des religieuses. Mais rien n’y fait : la peine de mort est requise à son encontre alors que les crimes passionnels attiraient d’habitude plus de clémence. Elle sera finalement condamnée à la réclusion perpétuelle. Mais, libérée pour bonne conduite en 1959, elle change de prénom, reprend ses études de médecine à Paris en espérant se faire oublier. Et là… le film de Clouzot bouleversera ses plans : elle sera obligée de disparaître et s’exilera alors à Essaouira. En juin 1963, ‘Andrée’ Dubuisson s’affiche avec un ingénieur pétrolier, et tout le monde s’attend au mariage. Mais, Andrée, obligée de révéler son passé in extremis, voit son mariage tomber à l’eau. Laminée d’un coup, elle périclite : elle abandonnera son service et s’enfermera, mutique, chez elle. Désemparée, car cette fois irrémédiablement désespérée, elle se suicidera et mourra quelques jours plus tard. Elle sera enterrée à même la terre, enfin anonyme, dans une tombe fruste, improvisée, et peut-être ‘douce’, dans le Maroc de son avenir anéanti.
Vie réelle, quotidien imaginé, théâtre documentaire, fiction scénique documentée, mise en scène de drames humains, tragédie, simulacres de procès, représentation archétypique des jalousies incurables, amour moqué, tourné en dérision, amour vain, stérile et donc puni, explications postérieures spécieuses, voilà quelques-unes des questions vives, chaudes, intempestives que nous pose sous différentes formes ce spectacle en particulier et le théâtre de Vinaver en général. Voire le théâtre dans l’absolu.

Rosine Schautz

* A la fin des années 1920, la prison pour femmes de Saint-Lazare venant de fermer, on transfère les jeunes détenues vers d’autres “foyers“, et on enferme désormais les femmes à la Petite Roquette. Cette politique d’incarcération ne changera pas jusqu’à sa fermeture en 1974.

Du 20 au 30 avril  : « Portrait d’une femme » de Michel Vinaver, m.e.s. Anne-Marie Lazarini. La Comédie, mar-ven à 20h, mer-jeu-sam à 19h, dim à 17h, relâche lun (loc. 022/320.50.01)