Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Théâtre en Cavale à Pitoëff
Genève, Pitoëff : “Songe d’une sœur“

Roberto Salomon évoque la vie et l’œuvre de Sœur Juana Inès de la Cruz, ainsi que la genèse de la pièce que Jean-Michel Wissmer lui consacre.

Article mis en ligne le février 2010
dernière modification le 23 février 2010

par Julien GARIBALDI

Sœur Juana Inès de la Cruz est considérée comme étant la plus grande poétesse d’Amérique latine de son temps. Cette femme du XVIIème siècle que l’on
surnommait la « dixième muse » ou le « phénix du Mexique », tout en livrant une œuvre littéraire d’une richesse et d’une beauté inouïe, a défendu le droit des femmes à la culture et au savoir.

C’est l’histoire d’une chute qui nous est présentée, l’évolution d’une femme qui entre au couvent pour sauver sa vie créatrice, en refusant le mariage et qui est rattrapée puis soumise à la société à laquelle elle pensait échapper. Entretien avec Roberto Salomon.

Que représente Sœur Juana Inès de la Cruz pour la culture latino-américaine ?
Sœur Juana Inès de la Cruz est extrêmement connue en Amérique latine, tout enfant apprend ses poèmes à l’école. Ce personnage représente entre autres la lutte contre l’ordre établi et le droit de l’individu qui se rebelle contre des dogmes. D’ailleurs je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas plus de films consacrés à cette femme extraordinaire qui rentre au couvent non pas pour une question religieuse mais parce qu’elle ne veut pas se marier ! Elle a en outre écrit dans sa Réponse à Sœur Philotée de la Croix, la première œuvre à caractère autobiographique d’une femme des temps modernes. Ses idéaux et son œuvre sont d’une modernité absolument invraisemblable.

Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans sa vie, son œuvre ?
Ce que j’aime beaucoup chez elle, c’est qu’elle est un vrai être humain dans le sens où elle n’est pas un humain hors du monde, un de ces êtres illuminés ou mystiques. Le thème qui m’intéresse fondamentalement est celui de l’individu qui se défend et fait face à une société qui l’opprime. Ce que je trouve aussi fascinant chez Sœur Juana est, bien que sa proximité avec la conquête espagnole soit grande (quelque cent ans après) et que tous les yeux soient alors rivés sur l’Espagne, elle, parle souvent du Mexique, de l’époque précolombienne.
Cependant elle dit avoir écrit une danse indienne, qu’elle a mise en musique mais lorsqu’on l’entend, on note que c’est dans un style complètement espagnol et n’a rien à voir avec la culture mexicaine. Je trouve ce genre de contradiction profonde dans les personnages entre ce qu’ils croient véhiculer et ce qu’ils véhiculent réellement, magnifique.

Dans votre mise en scène de Songe d’une sœur de Jean-Michel Wissmer, qu’avez-vous apporté au texte au moment de créer le spectacle ? Comment avez-vous travaillé avec l’auteur ?
Une des choses importantes pour moi est que je tiens à travailler avec du talent local, où que je sois et il s’avère ici que c’est Jean-Michel Wissmer, un genevois, qui me propose de monter une pièce sur une religieuse mexicaine. Cet auteur, spécialiste mondialement reconnu de Sœur Juana, n’est néanmoins pas quelqu’un issu du théâtre, par conséquent quelques nœuds dramaturgiques ont apparu lors de la création du spectacle. La première fois que nous en avons discuté, je lui ai dit que d’une part, je n’avais pas l’habitude de travailler avec des auteurs vivants et que d’autre part, j’allais mettre son texte à plat car je voulais éliminer l’aspect didactique de la pièce et en faire ressortir sa théâtralité. J’ai par conséquent agrandi des partitions, notamment celles des bouffons. Il vient souvent aux répétitions et nous collaborons ensemble avec plaisir. Jean-Michel Wissmer est avant tout un amoureux de sœur Juana : « Certains prétendent que je suis son fiancé posthume  » (J-M. W.). La chose la plus importante est donc de transmettre notre amour pour cette femme vraiment étonnante.

« Songe d’une sœur »
Crédit Emilie Batteux

Cette pièce se concentre autour de la figure de Soeur Juana, quels aspects de sa vie sont mis en avant dans le spectacle ? De quels points de vue assiste-t-on à l’élaboration du portrait de cette femme ?
Cette pièce est une évocation de Sœur Juana et non une représentation de sa vie et je pense que le fil conducteur principal est sa relation avec l’inquisition, avec la vice-reine et avec elle-même : c’est-à-dire ses conflits internes.
Son portrait ? Littéralement car on commence la représentation par son portrait physique dans un cadre. La comédienne qui joue Sœur Juana, Silvia Barreiros, curieusement, (je l’ai vu après coup) lui ressemble beaucoup. Les autres personnages – les deux bouffons interprétés par Naara Salomon et Victor Costa, l’inquisiteur joué par Douglas Fowley Jr. et la vice-reine à laquelle donnera vie Margarita Sanchez – expriment ce qu’ils pensent d’elle. Il me semble que le point de vue le plus intéressant est celui de l’inquisiteur. Ce qui est captivant chez lui c’est qu’il la veut au couvent car dans son optique l’acte le plus noble qu’il puisse accomplir sur terre est d’offrir le sacrifice d’une vierge à Dieu. Il dit « mettre sur l’autel de la mortification, la femme la plus intelligente, la plus belle, une perle ». En quelque sorte détruire la perfection, ce qui semble une idée saugrenue pour nous aujourd’hui.

Y a-t-il dans les objectifs de votre mise en scène, la volonté de transporter le spectateur dans un autre cadre culturel ? Si oui, comment y parvenez-vous ?
Je pense que c’est une constante chez moi et j’y parviens par les images, la musique, la façon de jouer. Je déteste cependant l’idée d’être folklorique : dans la pièce il y a une parade mexicaine, mais je la donne à voir le plus abstraitement possible, elle est en effet en noir et blanc. C’est tout d’abord du théâtre et non la représentation concrète d’une réalité. Ce que je veux lorsque les gens regardent l’une de mes pièces, c’est qu’elle leur ouvre une fenêtre pour qu’eux-mêmes aillent chercher autre chose, soit personnellement, soit pour leur lecture, guidés par l’envie d’en savoir plus. Je pense que fondamentalement chaque spectateur projette ce qu’il apporte lui-même au spectacle qu’il est en train de voir et comme l’a dit Heiner Müller, j’ai envie que s’il y a cent spectateurs dans la salle, ils voient cent spectacles différents.

Propos recueillis par Julien Garibaldi

Jusqu’au 7 février au théâtre Pitoëff.
Réservation 079/759.94.28