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Théâtre en Cavale à la salle Pitoëff
Genève : “Love letters“

Le comédien Vincent Babel réalise sa première mise en scène.

Article mis en ligne le décembre 2010
dernière modification le 20 décembre 2010

par Julien LAMBERT

45 ans de relation entre un homme et une femme « documentés » par leurs seules lettres : les répliques de ce dialogue sans rencontre étant dites par chaque rédacteur alternativement, Love letters de A. R. Gurney est bien une pièce de théâtre et non un roman épistolaire. Cet exercice périlleux mais saisissant d’odyssée de l’intime, qui tient presque au seul pouvoir de la voix, a fait les beaux jours de grands acteurs français (Anouk Aimée, Noiret, Trintignant...). Il trouve aujourd’hui un nouveau souffle à Genève avec Frédéric Landenberg et Deborah Etienne, que leur collègue comédien Vincent Babel a mis en scène, pour sa première réalisation. Rencontre.

Vincent Babel, on vous voit beaucoup jouer, vous avez longtemps assisté Georges Guerreiro, comment vous retrouvez-vous pour la première fois metteur en scène ?
Cela part de cette pièce. Fred et Deborah (les comédiens, qui sont –aussi- en couple à la ville) l’adorent et se la lisent entre eux à la maison depuis dix ans. Moi je l’avais vue adolescent, avec Anouk Aimée et Bruno Cremer à Carouge. Puis je l’avais jouée, avec Deborah dans un montage qui démultipliait les deux rôles, en première année de l’ESAD (l’ancienne école de théâtre). Quand ils me l’ont relue dans leur cuisine, cherchant quelqu’un pour les diriger, ça m’a fait rire, pleurer... J’ai accepté aussi parce que ce n’est pas une « pièce de metteur en scène » qui exige un concept, une relecture. C’est une pièce de comédiens qui demande surtout de les accompagner dans leur travail.

Vincent Babel
Photo Emilie Batteux

Qu’aimez-vous dans ce marathon épistolaire ?
Il me parle d’une forme de prédestination. A les suivre depuis leur enfance dans leurs lettres, on mesure très bien comment ces personnages se positionnent vis-à-vis de leur éducation, de leur milieu d’origine. Elle vient d’une famille instable, mère divorcée, alcoolique, dont elle reproduit le schéma. Lui est d’un milieu plus carré, mais il n’a pas la même fantaisie. On voit en quoi ils évoluent, et en quoi ils ne le font pas...

Malgré le titre, c’est aussi l’histoire de deux êtres qui passent l’un à côté de l’autre...
S’ils se perdent de vue, se ratent, ou se comprennent souvent mal, cela tient à certains choix de vie qui les emmènent ailleurs, mais aussi à la spécificité du mode épistolaire : comme aujourd’hui quand on écrit un sms, celui qui reçoit ne connaissant pas l’état d’esprit de celui qui écrit, il peut parfois réagir à un seul mot de manière complètement inadaptée... Cette pièce me tend un miroir où je me reconnais, autant chez lui que chez elle, autant dans l’amour que dans les ratages.

Sur quoi repose cette identification à leurs destins et comment la faire fonctionner dans la mise en scène ?
C’est un peu comme un polar... Puisqu’il n’entend que le contenu des lettres, le spectateur doit recomposer le puzzle de ce qui a pu se passer entre elles. Les acteurs ne doivent donc pas trop incarner la lecture, et risquer que le spectateur se pose au fond de son siège, croyant qu’il n’y a rien à imaginer au-delà de ce qu’il voit et entend sur scène, qui est parfois assez trivial : ce n’est pas George Sand et Musset. Je veux offrir au spectateur une sorte de bulle dans cette société gavée d’informations. Qu’il puisse s’échapper dans cette seule histoire, dans les mots seuls et le ressenti des mots par le personnage, rien d’autre, pas de projection...

« Love Letters »

Comment les acteurs doivent-ils jouer pour nous donner ce « ressenti des mots » sans les incarner ?
L’auteur suggère que les comédiens s’installent ensemble à table, puis lisent les lettres. J’ai pris le parti de leur faire apprendre le texte, mais de les laisser chacun dans son coin, seul face à ce qu’il a à dire. Au contraire d’un dialogue de théâtre, ils ne peuvent pas s’appuyer sur la réplique de l’autre pour rebondir : c’est une vraie gageure. Après un travail de fond sur le texte avec le scénographe Jean-Luc Farquet, nous sommes arrivés à la conclusion que le seul décor possible était le corps des comédiens eux-mêmes... Avec le chorégraphe Giuseppe Bucci, nous avons composé une grammaire de mouvements propre à chacun des personnages, inspirée par des réactions non maîtrisées du corps, des tics, mais en dissociation du texte. Évitant ainsi toute illustration, ces mouvements sont des respirations en marge des lettres, pour que le spectateur y trouve un support de son voyage au-delà du contenu factuel du texte.

Quel rapport à la diction avez-vous entretenu ?
En préface, l’auteur a indiqué : « faites confiance à ce que j’ai écrit et tout ira bien. » Cela ne suggère pas seulement qu’il n’y a rien à rajouter, mais aussi que les comédiens ne doivent pas imiter des enfants ou avoir des voix de personnes mûres pour transcrire le contexte des lettres. Il suffit de jouer l’écriture, car les mots et ce qu’ils charrient sont déjà spécifiques à un âge, à un état d’esprit. La sonorisation sur laquelle a travaillé Michel Zürcher sert aussi à donner du corps à la voix. Non pas avec des distorsions ou des effets, mais en transportant le son à travers la salle, pour éclairer le rapport entre les personnages. Une calligraphie de la prise de parole qui permet de peser le caractère précieux de chaque mot.

Propos recueillis par Julien Lambert

Théâtre en Cavale à la Salle Pitoëff, 52 rue de Carouge, jusqu’au 19 décembre. Rés. : 079 759 94 28. www.cavale.ch