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Le Poche Genève
Genève, Le Poche : “Affaires privées“

Le nouvel opus de Dominique Ziegler, présenté au Poche, visite les banques privées.

Article mis en ligne le octobre 2009
dernière modification le 25 octobre 2009

par Julien LAMBERT

Mobbing, perversion, séductions intéressées et sadisme : derrière le jargon économique d’Affaires privées, ce sont bien leurs corps et leurs âmes que les requins financiers sacrifient, dans la dernière pièce de Dominique Ziegler.

Et derrière le privé, c’est la magouille publique qui prend forme. Malgré la férocité jubilatoire qui lui est coutumière quand il reconstruit les rouages de l’exploitation, l’auteur-metteur en scène accorde pourtant un prestige ténébreux à son héros mégalomane et suicidaire.
Après N’Dongo revient sur les relations diplomatiques franco-africaines, Opérations métastases où s’affrontaient deux espions de la CIA, Building America, western aux relents de Bush, ou dernièrement Le Maître des minutes, tableau inquiétant de la montée au pouvoir d’un certain Calvin, Jean Ziegler poursuit son exploration des univers sociaux les plus variés, sous des latitudes à nouveau locales, mais moins familières : les banques privées. « La problématique du pouvoir reste la même, bien que la classe dominante raffine toujours ses moyens de domination », résume l’auteur, qui s’est pourtant éloigné un peu avec Calvin d’une démarche de stricte dénonciation, pour rendre compte de la logique du prédicateur de manière plus complexe, de l’intérieur.

« Affaires privées »
© Alan Humerose

Un pirate punk sympathique
Il en va de même avec Affaires privées. Dans sa dernière pièce, qu’il met en scène au Poche dans le cadre de la Bâtie, Dominique Ziegler n’oppose pas exploitants et exploités, mais embourbe les trois collaborateurs d’une banque dans les affres d’un même système, dans la même dynamique de harcèlement psychologique et de dépendance. «  Ce milieu m’a intrigué, car on côtoye par la force des choses de jeunes traders dans les bistrots du centre et partout dans les rues. J’ai donc voulu comprendre qui étaient ces gens, et à quelles pressions ils étaient confrontés, plutôt que de suivre le cliché d’une analyse de la domination bancaire sur le peuple. Pour comprendre leurs motivations et leur vécu, j’ai mené un travail journalistique et ethnologique : j’ai lu le b-a-ba économique d’une part, et parlé d’autre part avec diverses personnes impliquées dans ce milieu. J’ai ainsi constaté qu’ils n’étaient jamais totalement convaincus de la justesse éthique de leur métier. Certains refoulent une culpabilité, d’autres en jouent avec cynisme. » C’est le cas de Weinstein, le personnage principal (qu’incarne Raoul Teuscher), un parvenu brillant, mais écrasé par un lourd héritage familial qu’il exècre : avec lui Dominique Ziegler a voulu « pousser à l’extrême la logique du cynisme », en le faisant jongler avec les titres vrais ou faux, les faillites et les rachats, dans le seul but de réussir de gros coups financiers.
Une attitude de piraterie consciente qui n’est finalement pas la plus hypocrite, puisque « en pervertissant un rapport déjà pervers, Weinstein lui donne son vrai visage, et détruit le système qui l’a formé tout en se détruisant lui-même. C’est donc un personnage authentique, avec un côté punk, nihiliste ; pas un Ospel, un financier helvète faussement philantrope. »
L’auteur avoue même avoir pris en sympathie ce mégalomane suicidaire de la finance, « plus que le jeune Olier, qui ne tomberait pas dans les pièges de son chef s’il n’était pas un petit con avide et arriviste. » Ce personnage, incarné par David Gobet avec ses airs de grand ado héberlué, sert bien sûr de révélateur d’un milieu dans lequel il pénètre sans bien en connaître les ficelles. Cette perception subjective produit l’impression d’une machination diabolique ; un effet d’ordre fantastique que l’auteur ne renie pas, mais qu’il veut obtenu « par la force des choses, sans démentir les facteurs réels qui le causent : les mécanismes relationnels dépendent de mécanismes politiques qui dépassent les personnages, mais ont des répercutions sur leurs vies. »

« Affaires privées », photo de répétition, avec Sophie Lukasik & David Gobet
© Alan Humerose

La démesure, supplément d’acteur
Il est réjouissant qu’un auteur désormais rôdé à un genre bien particulier de théâtre politique franchisse un cap dans son écriture, en faisant prendre une dimension tragique à des intrigues portant toujours fondées sur l’observation de mécanismes sociaux explicables. Cet élargissement touche aussi les personnages, le Calvin mystique et envoûté joué par José Lillo ayant déjà pu surprendre ceux qui auraient trop vite parqué Ziegler dans un militantisme systématique, dont l’auteur essaye de quitter les amarres paternelles. Calvin, Weinstein, des personnages astronomiques, d’une démesure que Ziegler a la finesse de déléguer au travail de l’acteur : « il ne faut jamais mettre la charrue avant les bœufs. Si j’avais demandé à José Lillo de donner une aura à Calvin, j’aurais obtenu une image creuse. Mais en lui expliquant que son personnage se sent investi dès son plus jeune âge par la mission de libérer l’Homme, si l’acteur comprend et intègre ces motivations, la figure mythique apparaît d’elle-même. Pareil avec Raoul, auquel il a surtout s’agi d’expliquer concrètement comment il allait brûler ses vaisseaux boursiers, plutôt que de lui dire de jouer le banquier salaud. »
Ceci étant dit, on comprend mieux l’intérêt pour Ziegler de combiner les rôles d’auteur et de metteur en scène, expérience parfois déconseillée par crainte d’étroitesse. Nul doute qu’il n’en est guère menacé, servi par une belle distribution que complète Sophie Lukasik, intermédiaire des manipulations du boss autant que souffre-douleur, et Daniel Wolf, dont la fonction d’envoyé ministériel permet de dessiner le spectre de Sarko au sommet de la chaîne des mangeurs mangés. Sacré programme décidément, dans lequel Ziegler ne manque pas de mentionner les perversions sexuelles, variation physique du mobbing psychologique, lorsqu’il distribue ses propres flyers dans les rues de Genève. Avec cette gouaille rigolarde qui en fait sûrement le brechtien le plus attachant de la République.

Propos recueillis par Julien Lambert

Jusqu’au 11 octobre. Réservations : 022 310 37 59