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A la Comédie de Genève
Genève, La Comédie : “Quartett“

La Comédie de Genève présente au BFM Quartett de Heiner Müller dans la mise en scène de Bob Wilson, avec Isabelle Huppert et Ariel Garcia-Valdès.

Article mis en ligne le juillet 2007
dernière modification le 4 novembre 2007

par Julien LAMBERT

Généralement adoré ou détesté du public, le metteur en scène Bob Wilson n’en fait encore qu’à sa tête dans la lecture qu’il propose de Quartett, pièce de Heiner Müller qui réécrit les Liaisons dangereuses en huis-clos sulfureux. Un peu sado-maso lui-même, il soumet cet intertexte formidable, ainsi que deux comédiens sensationnels, Isabelle Huppert et Ariel Garcia-Valdès, alias Merteuil et Valmont mués en félins automates, au joug de ses principes de mise en scène les plus radicaux : irrégularité, découpage en séquences, stylisation du jeu, gadgets technologiques… C’est gonflé et un peu limité, mais indéniablement original, puissant et séduisant. Critique.

Le rideau de scène, un concert champêtre aux tons kitsch, est éclipsé sur un claquement de doigts d’Isabelle Huppert, magicienne en robe mauve : exit la galanterie des salons, exit tout contexte, Bob Wilson a décidé d’appliquer une mise en scène radicale au texte de Heiner Müller, qui soutire déjà des Liaisons dangereuses un pur concentré de venin.
Le metteur en scène porte-drapeau du théâtre « post-dramatique » pousse ainsi au paroxysme le travail du dramaturge, en isolant parfaitement les deux rôles centraux de la fable, en les stéréotypant au maximum, par l’habile combinaison de la double métaphore des pièces d’échec et des animaux sauvages. Le déplacement des pions fixe dans l’espace les stratégies d’approche et de séduction des libertins, tandis que les attitudes de fauves expriment la toute-puissance de ces esprits maniaques dans une société qui ne sait comment les juguler : on aura vite compris. Merteuil fend la scène en diagonale dans des mouvements d’automate, louve ou panthère indolente sur son canapé d’où elle manipule Valmont, un peu trop restreint à sa position dégradante de fauve en cage ou à la retraite, qui pleure de rage et se démène grotesquement dans le vide ; il pourrait être plus authentiquement terrible et moins soumis, en comparaison avec cette Merteuil glacée et acerbe que compose Huppert avec ce détachement d’opiomane dont elle a le secret.
Condamnés à l’arrière-scène, derrière les gigantesques coups de griffes et rugissements que se lancent les deux ténors à distance, Danceny et Cécile, dont Wilson a voulu rajouter les partitions muettes, font office de fragiles jouets qui tournoient dans des rais de lumière. Les poursuites colorées qui isolent et démarquent les visages des protagonistes parachèvent donc un travail de décomposition des rôles qui en rend de puissantes concrétions symboliques. Elles composent encore d’efficaces images métaphoriques : Merteuil alanguie sur Valmont à quatre pattes, ou le Vicomte et son rival Danceny face-à-face, des deux côtés d’un rideau de tulle, découpés en silhouettes de pantomime, les doigts dressés comme des branches crochues.

Pertes et excès
En revanche, les subtilités et l’évolution des relations entre ces personnages robotisés en deviennent forcément moins discernables : chacun paraît jouer sa partition en solo, rappelant étrangement une soirée techno dans laquelle chaque danseur s’isole dans son propre mouvement chorégraphique. On n’ose pas demander une trace de narration, bien sûr : Bob Wilson livre un travail d’illustration très personnel, mais pas vraiment de dramaturgie. Il découpe les scènes, comme les gestes des protagonistes, en clips souvent non-linéaires, des ambiances radicalement différentes mises en lumières dans un flash et séparées par un clac sonore qui rappelle celui des Fables de la Fontaine. La stylisation des comportements animaux y était peut-être plus justifiée, en revanche les contrastes de tonalités et les brisures narratives épousent intelligemment le rythme du roman épistolaire d’origine. Tout en exploitant la concision de l’adaptation d’Heiner Müller, dont il rend les accents sadiens dans un choix d’accessoires parcimonieux et pointu – couteaux, ceintures, chaise en forme de guillotine – et une insistance marquée sur les crudités sexuelles du texte, Bob Wilson parvient donc aussi à rendre un bel hommage au chef-d’œuvre littéraire qui en est l’origine.
Il aurait pu s’épargner ce Laclos sénile en robe de nuit qui traverse la scène dans un rire nerveux, image du manipulateur fou que manipulent finalement ses propres personnages. En revanche le charme de l’épistolaire est bien retranscrit, et les phrases du texte de Heiner Müller peut-être les plus représentatives de l’esprit de Laclos, qui disent les plus machiavéliques idées dans un détachement maniéré, sont isolées avec une délectation qui vire presque à l’obsessionnel. Souvent répétées en boucle (si bien qu’Isabelle Huppert semblait s’étrangler dans certaines répliques cet automne à l’Odéon), ces phrases-pralinés n’en profitent véritablement que lorsque les comédiens les modulent en essayant diverses intonations, divers rythmes qui permettent d’en goûter les multiples facettes, comme dans cette délicieuse scène où Valmont et Merteuil se maquillent face à leurs mains, qui sont aussi bien des miroirs que les lettres par l’intermédiaire desquelles ils communiquent leur inclination mutuelle au caméléonisme.
Les déformations de la voix, dont Bob Wilson explore les diverses possibilités avec le plaisir excessif d’un enfant qui tripote une boîte à sons, abusant de bruitages qui surlignent généralement inutilement texte et mise en scène, sont en revanche moins souvent justifiées. Les accents de chanteur de rock alcoolo ou de monstre de dessin animé créés sur la voix d’Ariel Garcia-Valdès distraient par leur aspect burlesque, mais ne retranscrivent pas mieux la grandeur du personnage, que les magnifiques élans tragiques que peut prendre le timbre de l’acteur, digne de Gérard Philipe.

Julien Lambert

Au BFM (coproduction de la Comédie de Genève, du Théâtre de l’Odéon et du Théâtre du Gymnase à Marseille), du 19 au 23 juin. Loc. 022 320 50 01