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A la Comédie de Genève
Genève, La Comédie : L’art d’Eduardo De Filipo

La Comédie ouvre ses portes avec L’Art de la Comédie d’Eduardo De Filippo, mis en scène par Marie Vayssière.

Article mis en ligne le octobre 2007
dernière modification le 4 novembre 2007

par Jérôme ZANETTA

Du 9 au 20 octobre, le théâtre de la Comédie ouvre ses portes avec un spectacle emblématique de sa nouvelle saison, L’Art de la Comédie du grand De Filippo. Marie Vayssière se complaît à entretenir l’illusion théâtrale lorsqu’elle fait vaciller la réalité du pouvoir et de la société. Entretien.

Pour qui ne connaîtrait pas encore la metteure en scène, chorégraphe et comédienne Marie Vayssière, il apparaît comme une évidence de la voir si proche de cet auteur napolitain et de la force malicieuse de son écriture théâtrale. Elle a su parfaitement rendre la confrontation terriblement actuelle d’un sous-préfet de région et d’un directeur d’une troupe de théâtre qui met aux prises le pouvoir et l’art avec toute la truculence du propos percutant d’Eduardo De Filippo.

Est-ce la première fois que vous monter une pièce de De Filippo ?
M.V. : Non, pas exactement, puisque lors d’un atelier à l’école du Théâtre national de Bretagne, j’ai fait travailler les élèves sur le texte « Il Cilendro ». C’était déjà une véritable révélation pour les élèves qui découvraient ce pont entre la tradition et l’invention de la langue, la modernité du texte. Une expérience qui m’a aussi beaucoup marquée et incitée à monter très vite un autre texte de ce génial napolitain.

Par quoi êtes-vous séduite dans le théâtre de De Filippo ?
Par ce jeu incessant et cette tension salutaire entre le tragique et le comique. C’est aussi un auteur qui a des préoccupations étonnamment contemporaines, même s’il a traversé tout le XXe siècle, son propos résonne encore aujourd’hui et il est comme un passeur entre tradition et modernité. C’est selon moi un inventeur et un homme décisif pour le théâtre contemporain. Et puis il y a le thème de cette pièce, l’amour du théâtre, même si c’est dans un rapport très complexe, celui des artistes avec le pouvoir.

"L’Art de la Comédie", photo : Christian Berthelot

Cette tension entre pouvoir et théâtre, l’avez-vous déjà vécue ?
Toutes proportions gardées, nous sommes presque à chaque fois pris dans cette contrainte de travail, lorsqu’on monte un spectacle. Ne serait-ce qu’au niveau de son financement et de la censure indirecte qui nous oblige à nous battre.

Pourquoi pensez-vous que le théâtre de De Filippo est si rare en France et en Suisse ?
C’est d’une part qu’il a été très mal reçu en France vers la fin des années cinquante, après pourtant y avoir triomphé. Touché par cet accueil mitigé, il a refusé ses droits à la France pendant plus de vingt ans ! C’est seulement en 1982 qu’il autorisa Huguette Hatem à traduire son théâtre en français. Et puis, il a été catalogué longtemps comme un auteur régional, napolitain, du fait que la grande majorité de son théâtre a été écrite en dialecte napolitain. Or, il a beaucoup souffert de cette image et aujourd’hui encore on entend volontiers dire que son théâtre ne peut pas être traduit. Ce qui est totalement faux, puisque l’ensemble des pièces montées en France ont toujours remporté un vif succès, comme, par exemple, La grande magie, écrite à la fois en napolitain et en italien, et qui joue précisément et très habilement sur la forme de ces deux langues comme directement liée au fond des thèmes abordés. Quant à L’Art de la comédie, il s’agit de l’unique pièce de De Filippo écrite complètement en italien. Elle n’est pas située géographiquement, on ne sait pas où l’on est, au sud ou au nord de l’Italie. Le thème central de l’art face au pouvoir prend le dessus sur la situation topographique.

Par conséquent, l’Italianité presque démonstrative qui caractérise les autres pièces de De Filippo s’estompe très nettement ici ?
Sans aucun doute, le côté parfois caricatural des mœurs à l’Italienne présent dans ses autres œuvres, est ici quasiment absent. Peu de désordre burlesque, pas de luci della varieta qui tendrait à être perçus comme des clichés en France. De Filippo y avait d’ailleurs interdit la diffusion de musique napolitaine durant ses pièces. Cela va tout de même assez loin !

Et vous, dans votre mise en scène, quel parti pris choisissez-vous lorsque vous dirigez vos comédiens, celui du burlesque et du grotesque assumés ?
Dans les textes de De Filippo, il y a toujours le conflit entre l’individu et la société, et plus que jamais dans L’Art de la comédie. Et là, il faut trouver l’équilibre entre la surcharge et le gommage de cet élément important du théâtre de De Filippo. Et lorsqu’il y a du grotesque, c’est volontaire ; lorsque ces gens se présentent constamment devant ce préfet fraîchement nommé, celui-ci doit douter de la nature même des personnes qu’il reçoit pour tenter de savoir s’ils sont des acteurs où des personnes qui avaient véritablement rendez-vous. C’est vraiment ce jeu entre le vrai et le faux, l’illusion et la réalité, ce jeu avec les frontières et les limites de la manipulation. Afin que tout cela fonctionne, il faut donner des arguments au préfet, pour que les soupçons puissent naître, il faut des traces, des signes qui le préoccupent ; or, cela passe par des excès dans le langage et les propos des personnes qu’il reçoit. C’est cela qui provoque une démesure qui contamine le plateau et toute la pièce. C’est le jeu du feindre, le jeu du faux. Pour trouver la bonne mesure, il m’a donc semblé important d’accentuer moins le grotesque que les présences dont la multiplicité brouille encore un peu plus les pistes. L’effet recherché est ainsi le rire le plus effrayant qui soit, mais qui me semble assez bien rendre la matière théâtrale étrange de De Filippo, de l’ordre de l’indécidable, de l’indécision, d’un mystère qui subsiste.

Quels choix scénographiques faites- vous pour mettre en évidence cette matière théâtrale ?
Des choix simples qui renvoient souvent à l’enfance. La grande discussion entre le préfet et le directeur de troupe évoque la question du théâtre à travers une intelligence d’enfant qui renvoie aux jeunes années de l’auteur, enfant de la balle dans ce milieu du spectacle, dans tout ce qu’il a d’évidence et de simplicité, dans sa réalisation la plus artisanale. Comme si malgré le fait de montrer le spectacle qui se construit, l’illusion conserve toute sa force et la magie opère comme au premier jour. J’ai donc voulu le bureau du préfet comme un grand mur vétuste qui semble révéler par instants la présence cachée d’un théâtre, de l’autre côté, déposé de mémoire.

Pourriez–vous enfin nous dire ce qui dans votre mise en scène reste une trace toujours perceptible de votre rencontre avec Kantor ?
C’est très difficile à dire. Il est certain que je suis nourrie de cette expérience décisive que j’ai vécue à ses côtés et qui a renforcé en moi cette volonté de mettre en place un certain désordre par rapport aux codes et aux règles pour aller vers quelque chose de très humain et de très poétique dans le théâtre, sans jamais trop se prendre au sérieux. Cela c’est sûr, je le lui dois.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta