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Théâtre du Grütli, Genève
Genève, Grütli : “Inferno“

Le Théâtre du Grütli présente Inferno, fruit d’un travail d’expérimentation de 10 mois.

Article mis en ligne le mai 2008
dernière modification le 8 juin 2008

par Bertrand TAPPOLET

Depuis près d’une décennie, Dante semble devenir de plus en plus nécessaire au laboratoire des écrivains de plateau contemporains. Que l’on songe à une expérience au long cours préparée par 10 mois de travail et d’expérimentation au Théâtre du Grütli, Inferno.

Metteure en scène et co-directrice du Grütli, Maya Boesch a déjà monté Hamlet Machine de Heiner Müller et sait que terreur et pensée sont indissolublement liées. A l’aube des « répétitions », elle note : « nous sommes au milieu d’un chantier : parmi des textes de Dante, Pasolini, Sloterdijk, Heidegger, parmi des images de Greenway, de Godard, d’Adriana, de Pesce, de Doré, de Botticelli, de Hodler. Et les situations s’enchaînent : travail sur le chœur, sur le corps, l’espace et la voix. Improvisations qui défient. Noms pour commettre un crime : représenter l’enfer dans sa totalité : 33 chants + 1. »
Cette expérience scénique a convoqué plusieurs praticiens de la scène, Sandra Amodio, Marco Berrettini, Maya Boesch, Michèle Pralong notamment, pour mener une dizaine d’interprètes dans les cercles concentriques d’un Enfer pavé de la certitude que l’opus magnum de la Renaissance italienne n’est qu’un parallélépipède de papier, un pur objet inerte qui se doit de subir la métamorphose d’une scène voulue dispersante, ouverte à toutes les circulations du regard et des corps. Se souvenant sans doute que la première bibliothèque du monde à Élam, en Mésopotamie, était agencée comme un cimetière, l’un des participants au « labo d’Enfer », travail préparatoire à la production finale, relève dans Le Journal de Dante, sorte de blog tissé d’impressions et de vécu intérieur du texte d’une grande physicalité : «  la black box est un vaste palais où résonnent des voix, où l’on crie des balcons, arpente les cintres et génuflexe (sic) dans la galerie, s’entasse dans la vitrine. Où le Christ apparaît. Où l’on se suspend au plafond / où des fosses s’ouvrent sans que personne n’y tombe / où la parole se répand / parfois se repent ».
 

« Inferno », collectif

Théâtre des origines
Apparu à l’aube de la poésie italienne en langue vulgaire, La Divine Comédie représente pour l’histoire de la littérature italienne le « livre de l’origine » conçu dans la perspective de la fin de l’histoire et au seuil d’une palingénésie de l’humanité. A suivre les déplacements concentriques réalisés dans les coursives de l’immense nef du Grütli, (les coulisses sur le pourtour de la salle), tissés de marche, de courses à souffles touchants et à paroles exhalées des protagonistes de cet Inferno, on saisit que le voyage dans l’au-delà se développe selon un mouvement de spirale. Ainsi la metteure en scène Sandra Amodio œuvrant sur le 5e cercle, celui des coléreux pris dans la boue, souligne-t-elle que «  le point de départ de ce travail est d’expérimenter la spirale comme traduction spatiale du vertige et de la perte de soi, tels que nous le comprenons dans le texte de Dante. »
Violence et douceur enchevêtrées des corps exposés, leurs cris, leur rythme dérythmé, leur longue stridence ou plainte, la langue à champs de profondeurs multiples de matières faussement supposées inertes. Ainsi cette façon de faire résonner le ventre du théâtre en frappant les passerelles placées en surplomb à l’aide de longs tuyaux métalliques. Ou la valence dramaturgique de toute forme de présence organique. Et, surtout, l’expression, par toutes voies et moyens offerts par l’espace, les questions posées par toute vie, lorsqu’elle est vraiment vitale. À une structure scénique charpentée sur la distribution hiérarchisée entre le principal et l’accessoire, entre le champ et le hors champ, entre le cadre de scène et ses marges, succèdent de nouvelles circulations, des situations inédites, inouïes qui du coup se mettent à parler d’autres langues. Celle de la choralité, celle qui traverse ses trois femmes enchâssées tels des grâces condamnées qui chuchotent leur martyre dans les plis du Chant consacré aux hérétiques. Imperceptiblement, elles progressent sur une longue poutrelle boisée posée au sol : ligne de corps, cercle de mots soufflés. La voix individuelle ne se laisse que rarement détachée de l’espace de résonance du chœur-collectif.
Motif archaïque, puisant bien au-delà des Grecs et des Latins, le leitmotiv porteur du poème est le voyage de Dante au pays des morts, sous la houlette de guides successifs. Si Dante s’inspire de la Bible, comment faire résonner, au théâtre, les mots de toutes les origines ? L’écriture ne peut passer du livre à la scène qu’en acceptant d’être mise à mal, déplacée, condensée en formes nouvelles. Ainsi le traitement du corps dans ses effondrements — réalisés parfois strate par strate dans une sidérante lenteur — ainsi que les chutes successives et inlassablement répétées, dessinent une sorte de tragique suspendu dont l’épaisseur rejoint celle d’un corps mené aux extrêmes de l’épuisement, le corps de Dante introduit au vers 28 du chant inaugural de l’Enfer : « Quand j’eu un peu reposé le corps las. » Épopée du corps de Dante, objet d’étonnement toujours renouvelé pour les damnés, parce qu’il a un poids, alors que ces ombres dépourvues de corps ne sont formées que d’une fumée vide. Pour tous, il est ce corps vivant, sujet de déchirante nostalgie. Présence d’un corps lourd, opaque, point parfois aveugle de tout dispositif de représentation scénique, source de trouble, d’impuissance, de fatigue, qui évoque sans cesse, dans le poème, l’aspect chamanique, initiatique et régénérateur d’un corps exposé continûment au risque de ne pas franchir l’épreuve. En développant la phénoménologie de la perception présente dans la Comédie, l’Inferno du Grütli affirme avec force que chez Dante chaque spectacle, humain ou cosmique, est saisi d’une manière éminemment concrète. Et réactivé, voire revécu par une imagination corporelle rigoureuse. De ce découpage visuel et tactile (une ligne de corps damnés, renversés comme empalés sur une balustrade de la black box), de cette corporalisation intense qui se révèle agissante à tous les niveaux du texte témoignent à la fois cet Inferno et le projet originel de Dante atteint alors d’une psychose paranoïaque aigue. Dante a développé tout un réseau d’une grande précision gestuelle, où le corps devient un équivalent du paysage, comme dans ce vers : « navire de mon esprit hisse les voiles ». Son voyage se conçoit comme une traversée hallucinée de l’expérience corporelle. 

Bertrand Tappolet

« Inferno » Théâtre de Grütli, du 9 mai au 6 juin. Rés. : 022 328 98 78