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Au Grütli
Genève, Grütli : “Electre“ élue

Œuvre choisie parmi neuf autres, c’est Le Deuil sied à Electre d’Eugène O’Neill qui accède aux honneurs de la mise en scène intégrale.

Article mis en ligne le avril 2007
dernière modification le 4 novembre 2007

par Julien LAMBERT

Elue à main levée en septembre par le public du Grütli parmi neuf Electres imprégnées par leur contexte socio-historique et l’esthétique de leurs auteurs, l’Electre d’Eugène O’Neill est plus humaine, plus secrète aussi. La metteuse en scène Patricia Bopp compte emprunter des images fortes à d’autres formes d’art pour donner à l’aboutissement de son travail à la fois cette vision-là d’un personnage polymorphique et une synthèse de l’ensemble de ses clones.

Un défilé et des élections en préambule
Tout a commencé dans la salle noire du Grütli, lieu de rencontre de la Bâtie, par un étrange défilé de mode et de créatures diverses, qui semblait laisser les habitués du festival genevois un peu pantois. Entre kitsch et grande pompe, colorations et références littéraires complexes, le tout pimenté par les élancées vertigineuses de la jeune cantatrice Eva Fiechter, la performance regorgeait d’images fantasmagoriques.
Certains (journaliste compris !) ne l’auront peut-être pas perçu en profondeur, mais ces étoiles défilantes constituaient autant d’incarnations des mêmes personnages du mythe éternel d’Electre, punisseuse du remariage maternel, vengeresse du meurtre de son père. Peut-être un peu obscur, ce défilé aura eu l’avantage d’offrir un avant-goût de la pléthore d’Electres caméléon que la metteuse en scène Patricia Bopp aurait l’occasion d’examiner dans un travail de longue haleine. « Pourquoi cette fascination ? Parce qu’Electre est une femme active, assez rock’n’roll même, et pas une victime ; elle lutte contre la vision de la femme-objet des Grecs, qui m’énerve. »
Profitant du cadre particulier de la saison Logos du Grütli sur les origines grecques, pour réexploiter les implications socio-politiques de cet héritage, la deuxième étape faisait appel au vote « démocratique » du public pour élire l’Electre du peuple parmi neuf candidates. Or l’agora genevoise avait de quoi se déchirer, devant le choix caléidoscopique proposé par la maîtresse de jeu, à raison d’une scène par auteur. De la rudesse des fermiers de Williams aux geishas éthérées de Mishima, des courbettes verbales alambiquées de Crébillon aux brillants dialogues philosophiques des Mouches de Sartre, esthétiques et langages variaient radicalement. Pour le plus grand plaisir des amateurs de contraste, mais aussi de bizarreries. L’occasion de ressortir une formidable désuétude comme Crébillon, « rebrousse-poil très intéressant » selon la metteuse en scène, ou un séduisant inconnu comme André Suarès, dont les hallucinations symbolistes illuminaient la scène d’un charme hermétique oublié ici. Bien sûr, les violents contrastes auront pu prétériter les extraits moins fulgurants ; joué très sobrement, Sophocle, bon dernier au final, pâlissait devant l’érotisme meurtrier du sulfureux Hofmannsthal. Bien sûr, Electre ayant souffert plus de clonages qu’Antigone, Œdipe et Raël réunis, certains auront regretté « leurs » absents (le jardinier de Giraudoux…), ou moins apprécié l’extrait d’une écriture contemporaine anonyme qui embrochait natels et société de consommation.
De discrètes colorations de mise en scène (masques, théâtralisation variable du mouvement), propres à chaque auteur, soulignaient intelligemment les contrastes. Des « ébauches » fidèles à la nature d’un travail en progression auquel les comédiens du « Collectif1 » du Grütli ont généreusement contribué, se prenant au jeu de la revue et des votes à main levée, recomptés le soir où quelques dames fraudeuses ont tenté d’élire deux favoris !

O’Neill selon Bopp :
une Electre plus neutre et plus émotionnelle à la fois. Imprégnée par toutes ses découvertes, Patricia Bopp dit ne pas avoir eu de préférence : « le résultat du concours m’amenait forcément à faire le deuil de tous les perdants. » De justesse, c’est Le Deuil sied à Electre d’Eugène O’Neill qui accède aux honneurs de la mise en scène intégrale. Les raisons du succès ? « Ce sont souvent les moins habitués au théâtre qui l’ont choisi : O’Neill traite la tragédie comme un fait divers dans une famille actuelle. Son langage est simple, courant. » Écrite en 1931, la version très personnelle d’Eugène O’Neill place l’action d’Electre dans le milieu fermé pestilentiel des propriétaires terriens américains. Le père revient de la guerre de Sécession se faire tuer par sa femme adultère : la trame reste, en revanche la malédiction divine est évacuée au profit d’une dimension psychologique voire psychanalytique. Mais Patricia Bopp voit surtout l’intérêt d’O’Neill dans l’humanisation des personnages du mythe, « descendus de leur piédestal ; même la monstrueuse Clytemnestre ou Electre, qui est parfois une justicière inhumaine, peuvent être comprises et aimées. »
À la mise en scène, cette Electre plus universelle sera encore enrichie par le parcours effectué. « Je me retrouve avec un personnage que je connais à fond, se réjouit Patricia Bopp ; je peux donc nourrir celle-ci avec toutes les autres. C’est une démarche impressionniste qui fait déteindre la folie d’Hofmannsthal ou la connotation politique de Sartre sur une vision d’ensemble. »
La metteuse en scène souhaite aussi tenter de dire, par d’autres moyens que le texte, « l’inimaginable et l’indicible, aujourd’hui », d’une pareille autodestruction familiale. « Il faut chercher, comme O’Neill le désirait, la vérité qui est au-delà de la réalité concrète, dit-elle. J’utilise le son, le costume, l’image, tout ce qui peut être préhensile et compréhensible, nous donner les moyens de saisir une émotion. On est sorti du théâtre didactique. Même dans la culture, on fait beaucoup mieux comprendre les choses par l’émotionnel, par l’irrationnel. Je ne préconise pas l’ennui. » Elle dit faire du « spectacle », d’où certaines interactions à attendre avec la mode ou la comédie musicale, dont Patricia, qui se dit lasse de l’élitisme et de la hiérarchisation des publics, ne compte pas rougir. « Je veux voir des salles pleines », insiste-t-elle. Message reçu ?

Julien Lambert

Le deuil sied à Electre, Eugène O’Neill, du 24 avril au 13 mai, Loc. 022 328 98 68