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Le Poche Genève
Genève : “Die Probe“

Le Poche présente Die Probe, une pièce de Lukas Bärfuss mise en scène par Gian Manuel Rau à Vidy-Lausanne.

Article mis en ligne le février 2009
dernière modification le 19 mars 2009

par Julien LAMBERT

Die Probe, ou « le test » retrace l’anéantissement d’une société, qu’un petit brin d’ADN suffit à couper de ses racines et de son avenir, de ces parents et enfants dont la science et l’individualisme révèlent la cruelle bâtardise. Mais plus qu’un état des lieux assassin, la pièce de Lukas Bärfuss est une œuvre de théâtre impeccable, dans laquelle les dialogues d’une fulgurance et d’une cruauté toutes contemporaines construisent une machine à malheur digne des grands tragédiens. La mise en scène de Gian Manuel Rau, que sert une équipe d’une remarquable homogénéité, réussit à en rendre palpable et latente toute l’atrocité, sans avoir à enfoncer le clou. Critique de la création à Vidy.

Les pères passent et manquent
Inutile d’y aller par quatre chemins. Si le scénario et les ressorts psychologiques de Die Probe sont d’une infinie complexité, le ton en revanche est limpide, radical : la pièce de Lukas Bärfuss (2006) est d’une méchanceté sans nom. À partir pourtant d’une intrigue tristement réaliste sur le papier, d’un fait divers inscrit dans un univers familial des plus plausibles : Pierre (Attilio Sandro Palese) perturbe lui-même sa petite vie de cadre « pépère » avec un test de paternité qui fait vaciller sa confiance dans les appuis d’un illusoire équilibre. Son père (Jacques Michel), politicien d’un gauchisme tout opportuniste, mise tout sur une élection à la mairie. Sa mère (Monica Budde), en femme mûre accomplie, revient d’une énième fugue en Inde destinée à ouvrir ses chakras. Sa femme (Sasha Rau) tente de maintenir par l’aveuglement leur ménage en péril.
Mais le canevas ainsi brossé ne laisse en rien mesurer l’intelligence et la force d’un grand texte de théâtre. Car toutes ces solitudes affrontées fuient irrépressiblement vers le gouffre, dès les premiers mots, pour un petit grain de sable dans une machine aussi bien huilée que bancale.

« Die Probe »
Photo © Mario Del Curto

Un texte insaisissable
Or là est la plus grande virtuosité du texte de Bärfuss, qui ne s’interdit pourtant aucun abus de violence et d’horreur : tous les chocs et dénouements les plus brutaux interviennent hors scène. Comme dans les tragédies classiques. Car comme dans les meilleurs Racine, le nœud de la plus féroce brutalité théâtrale est ailleurs, dans ces scènes où l’on force un alcoolique repenti à boire, où l’on agite la preuve de son ascendance biologique sous les yeux de son propre père, où chacun répond à la mesquinerie par la cruauté.
Cette violence-là, qui n’a pas besoin d’hémoglobine, est exposée sous une douche de lumière au milieu d’un décor invariable, dans des dialogues, des rapports humains d’une crudité exemplaire. Théâtraux parce que crus, infiniment bien construits et diaboliquement appelés au clash, mais réalistes parce que crus à peine prononcés, crédibles bien qu’imprévisibles.
Impossible de catégoriser une écriture d’une telle perfection, qui ménage ses effets sans en dévoiler les rouages, prend les allures de la psychologie pour imposer une construction, une esthétique. Impossible de réduire à des modèles ni à des fonctions ces personnages d’une radicalité pourtant mythologique, ces portraits d’une méchanceté sadienne. Tout essai de synthèse se contredit aussitôt. Le père baba-cool méprise par exemple les sursauts d’honneur pitoyables de son fils avant de verser dans une psychose patriarcale similaire. Chaque caractère basculant d’une réplique à l’autre entre des tendances contradictoires, seul le faux personnage principal déçoit un peu par son obstination hystérique à culbuter la réalité. Pas de plaisir de l’intelligence pour le spectateur qui aime défroquer les magiciens, mais quel plaisir de se laisser berner et fouetter en permanence par une œuvre aussi insaisissable.

Jeu d’enjeux et non de caractères
Le jeu et la mise en scène de Gian Manuel Rau sont à la hauteur, impossibles à caractériser en un alignement d’adjectifs, puisque justement les comédiens ne composent pas un rôle. Ils exécutent, dans les deux sens du terme, leurs personnages, font sonner les mots avec juste ce qu’il faut parfois de gaucherie volontaire pour mettre à distance les pulsations destructrices de ces répliques qui, même dans la litote, restent d’une barbarie inouïe. Ils sont tous antipathiques au possible, bien sûr, à l’image de Jacques Michel qui assène les vérités les plus cyniques en crispant ses traits hideusement ; mais ni lui ni ses comparses ne jouent l’antipathie comme un caractère inné. Elle imprègne naturellement un jeu fondé sur l’attitude juste dans des situations données, que le metteur en scène a trouvées pour extérioriser dans un contexte palpable des réalités avant tout discursives et dramaturgiques. Un maniement de vaisselle ou un cri muet placé juste avant la réplique qu’il aurait tort d’illustrer en simultanéité, suffisent souvent à déployer toute la tension d’un instant. La touffeur des ombres et la froideur cinglante des lumières font le reste.

« Die Probe »
Photo © Mario Del Curto

Analyse sans issue
Inutile de chercher une analyse sociologique dans ce récit qui s’ancre pourtant dans un état particulièrement actuel de notre société en quêtes de modèles parentaux plus que de descendance. Le fossé est gigantesque entre les générations et leurs idéaux qui n’ont de commun que l’invalidité, entre les sexes affrontés dans leur retour aux instincts ancestraux. Seul personnage qui échappe à cette récurrence petite-bourgeoise, Frantzeck le clochard promu adjoint au maire (Roland Vouilloz) voit tous ces parvenus cracher sur les valeurs et les acquis dont il rêve. Une analyse aussi désespérée n’est pas tant une analyse, qu’un puissant prétexte pour susciter des situations théâtrales inépuisables. Mieux vaut prendre ce parti-là et courir voir Die Probe. Toute perception trop personnelle d’un tel spectacle peut nuire gravement à la santé mentale du spectateur.

Julien Lambert

Au Poche Genève, du 16 février au 15 mars.
Réservations : 022 310 37 59