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A la Comédie de Genève
Genève, Comédie : “Doux oiseau de jeunesse“

Andrea Novicov resserre la tragédie et le drame intime et social imaginé par Tennessee Williams autour d’un huis clos en chambre.

Article mis en ligne le avril 2008
dernière modification le 29 avril 2008

par Bertrand TAPPOLET

Aux États-Unis, dans une ville du sud dominée par un politicien affairiste au pouvoir absolu, un jeune homme originaire de l’endroit, Chance, revient à la recherche de son premier amour, accompagné d’une star de cinéma vieillissante, Princesse, qui tente de fuir les critiques violentes qu’elle craint de recevoir après la sortie de son dernier film.

Le metteur en scène russo-italien et futur directeur du Théâtre populaire romand, Andrea Novicov, resserre la tragédie et le drame intime et social imaginé par Tennessee Williams autour d’un huis clos en chambre. Une pièce divisée en trois mouvements : la chambre, la ville et l’incendie. Au cœur d’un grand hôtel d’une cité côtière – Caroline du Sud, Alabama, on ne sait trop –, la chambre devient le lieu par excellence de la projection, de fantasmes, de toutes les pollutions et autres (auto) dévorations d’improbables amants. Le théâtre du dramaturge américain, ce sont avant tout ces hommes et ces femmes qui, au-delà ou en deçà de la psychologie traditionnelle, se désirent et se haïssent, parfois sans le savoir, toujours sans le vouloir, et s’entre-déchirent dans une atmosphère élégante et tragique où, sous un certain raffinement, rôde la sauvagerie.

Andrea Novicov

Huis clos envoûtant
Pour se confronter à un climat d’oppression quasi atmosphérique, un état de siège lourd d’avant l’orage, où les odeurs entêtantes s’entremêlent aux cris stridents des mouettes, rappelant que le monde est une jungle. Il fallait toute l’expérience de Novicov pour aborder des personnages aux états limites. Lui qui, de La Danse de mort de Strindberg au Valparaiso du New-yorkais De Lillo, s’est souvent confronté à des pièces, où une violence trop longtemps réprimée côtoie la folie et le désespoir. Aux yeux du metteur en scène, il y a beaucoup de Williams dans la figure de Chance, comme d’ailleurs dans celle de Val de La Descente d’Orphée. Et de sa quête d’une impossible réconciliation avec lui-même et avec le monde, ses cures de désintoxication, sa fascination pour le poète Hart Crane, suicidé à l’âge christique de trente-trois ans. « Son écriture recèle tout à la fois la tragédie, le drame psychologique et le mélodrame, souligne Novicov. Si l’époque qui l’a fait connaître est celle du naturalisme, de l’Actor’s Studio, il y a un intérêt aujourd’hui à faire ressurgir la part la plus noire, passionnelle et enflammée de l’œuvre de Williams. Dans la descente aux enfers des deux principaux protagonistes se dessine une profonde et polysémique réflexion sur l’acte même de la fiction, du storytelling. Elle est une star, lui aimerait désespérément l’être, malgré ses pertes de mémoire, hantises de comédien par excellence. Deux artistes, deux comédiens ne rêvent que de fiction et ont donné leur vie à cette double dimension de la recense tant à la scène qu’à l’écran. Monter une telle pièce au théâtre implique de déployer un métadiscours sur ce qu’est la fiction. Quelle en est la nécessité ? Pourquoi vouloir l’entreprendre à tout prix ? Nous abordons dès lors le rapport qu’entretiennent la fiction au théâtre et la fiction au cinéma, les deux langages cohabitant sur le plateau. Au cœur de ce huis clos cerné par les images et les références, les deux amants sont aveugles face au monde, qui dans le troisième et dernier mouvement, est en train de brûler. Cette interrogation vaut pour les artistes que nous sommes et notre possible cécité devant ce qui se déroule ailleurs. »
Entre la star décatie (Yvette Théraulaz) et son gigolo maître-chanteur, c’est l’affrontement, mais aussi une connivence certaine qui relient deux monstres à leurs rêves de gloire cinématographique s’effilochant ici, n’advenant jamais là. L’ex-légende hollywoodienne a ainsi pris la fuite, éperdue, lors de la première de son dernier film. Mais elle ne se résigne pas pour autant à une retraite oisive sur fond de palaces sans faire retour, par bouffées, à l’oxygène du grand écran et de sa surface. À la recherche d’un amour naufragé dans le passé, l’autre tente de retrouver sa jeunesse et de renouer les fils d’une reconnaissance publique qu’il n’a jamais connu. Il est question de pouvoir, de manipulation et, à ce jeu-là, Princesse Kosmonopolis, de son vrai nom Alexandra del Lago, se croit la plus forte : « Quand un monstre rencontre un autre monstre, l’un d’eux doit capituler et ça ne sera jamais moi », lâche-t-elle.

 

Déréliction des corps
Sous le vernis botoxé d’une quête quasi mortifère du corps juvénile, il y a une inéluctable dégradation corporelle et biologique qui est à l’œuvre : Chance ne perd-il pas ses cheveux et ne se complait-il pas dans une beauté ravagée par l’addiction à l’alcool et aux pilules pour être plus hyphe ? Mais aussi une putréfaction, un pourrissement intérieur de l’enveloppe charnelle chez Princesse devenue momie, qui se shoote à l’oxygène pur, fume du cannabis et tapisse son œsophage d’anxiolytiques. L’ancienne jeune femme aimée, Céleste, avoue avoir le cœur desséché tant l’embaumement vivant de son anatomie la diminue. Elle à qui furent retirées au couteau un enfant et des organes rendus putrides par une maladie vénérienne inconsciemment transmise par sa juvénile passion, Chance. Le corps et son devenir charogne, l’organique, voilà ce qui a toujours harponné Novicov. Que l’on songe au baroque et rabelaisien Fastes d’enfer de Ghelderode où le corps se manifeste par toutes les voies, fondement compris et à l’opus de Peter Turrini, La Chasse aux rats, où le corps ce cri artaudsien, cete appel à se dépouiller des oripeaux du consumérisme ambiant. Un corps à démonter telle une voiture, dans un univers de décharge. Que l’on évoque Nature morte avec œuf de Camille Rebetez et sa langue gouteuse, charnue, pour dire l’assomption d’une humanité nouvelle, celle d’hybrides monstrueux, de figures irréelles de phénomènes forains à la Tod Browning, le cinéaste de Freaks, la monstrueuse parade. Ou Valparaiso signé Don de Lillo, où l’incertaine réalité corporelle n’est plus qu’une rétrodiction d’un récit traumatique et fondateur, une enveloppe mise en réseau avec une société de l’information et du spectacle qui circule à flux tendu et continu. Star-system, cultes de la jeunesse et de la réussite, argent-roi, corps marchandise semblent déjà ici explorés avec pertinence.

Un théâtre visuel
Une des forces du théâtre de Williams, c’est qu’il est très profondément ancré dans les fantasmes subjectifs, obsessionnels de l’auteur, c’est qu’il s’appuie sur qui constituent « les passions et les images que chacun de nous tisse autour de soi entre naissance et mort ». Tout le problème consiste, pour l’auteur dramatique, à rendre intelligible cette alchimie personnelle. S’il y parvient, c’est par un langage en grande partie extra-verbal. Une image est ainsi souvent le point de départ d’une pièce comme dans Doux oiseau de jeunesse qui a le cinéma pour toile de fond. Le jeu dramatique consiste ici en des correspondances entre la narration et l’image scénique ; comme si Williams repris par Novicov procédait à la mise en drame d’un récit proprement romanesque, d’une projection de son imagination. Le metteur en scène y adjoint une véritable mise en abyme de la pièce en train de se faire cheminant par des styles de jeu pluriel (drame, tragédie, sitcom, influences cinéma de Kazan à Lynch) dénué de tout naturalisme façon Actor’s Studio.
Si importantes par leur relief chromatique et leur qualité picturale, les tenues chez Williams sont aussi de l’ordre du symbole, « qui n’est rien d’autre que la forme naturelle de l’expression dramatique » et n’a dans une pièce « qu’un seul but légitime, qui est de dire une chose plus directement, avec plus de simplicité et de beauté qu’il n’est possible de le faire avec des mots », selon le dramaturge natif de Colombus. Communiquer une vision, c’est ce que cherche la costumière Anna Van Brée. Elle opte pour les années 50, où le complet croisé déclinant les deux hommes de pouvoir que sont l’autocrate Boss Finley et le médecin charcuteur Georges Scudder. Défoncé tout au long de ce dimanche de Pâques (symbolique de victime-émissaire christique oblige), Chance, lui, se coule dans des lignes fluides proches du corps. Interprété par Frank Semelet, il partage son anatomie entre un pantalon cigarette et une veste cintrée façon extrême contemporain, sorte de stigmatisation d’un être marginalisé déjà par sa silhouette qui parcourt les époques.
Voulue fidèle au style cynique et pessimiste du dramaturge américain, la mise en scène s’essaye à restituer plusieurs registres de présence scénique alternant ou tuilant subtilement des séquences déjà filmées impressionnées sur un cyclo gris perle et optant souvent pour le très gros plan, jusqu’a perdre le regard dans la contemplation du cigare, substitut de la virilité en berne pour le gouverneur populiste et fondamentaliste local Boss Finley. A travers tous les personnages de cette longue chute des corps et des rêves, dans un mélange de réalisme et de rêve, dans le désastre ou la fantaisie, Williams mène une remarquable anamnèse de la solitude, qui fut la constante de sa vie.

Bertrand Tappolet

La Comédie de Genève, du 8 au 27 avril 2008
Rés. : 022 320 50 01