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En tournée
Entretien : Wajdi Mouawad
Article mis en ligne le mars 2010
dernière modification le 29 mars 2010

par Anouk MOLENDIJK, Julien LAMBERT

Plus que solide littérairement, spectaculaire et animé d’une inventivité typiquement outre-atlantique dans ses mises en scène, Wajdi Mouawad est devenu incontournable. Rencontré à Lyon après une longue soirée de trilogie, il a patiemment cherché avec nous à comprendre les ficelles d’une œuvre qui semble s’être écrite d’elle-même…

La durée de la trilogie, 11h, n’est pas seulement impressionnante, elle est nécessaire au spectateur pour prendre une part active au destin des personnages. Comme ces derniers dans vos pièces assimilent peu à peu le destin de leurs ancêtres…
Je ne l’ai pas programmé. Je peux déterminer la position d’une table sur scène, pas la signification ontologique du spectacle. Quand l’idée d’une nouvelle création me vient, je reçois en spectateur une impression très puissante de ce que sera le spectacle. Tout le travail consiste ensuite à la retrouver. Mais la facture comme la durée de l’œuvre résultent de choix successifs très terre-à-terre.

Wajdi Mouawad
© Jean-Louis Fernandez

Mais les temporalités parallèles dans lesquelles vos personnages vivent simultanément créent des collisions de sens. Les parcours individuels s’éclairent par comparaison  : cela résulte d’une construction  !
Je le sais maintenant, mais ce n’est qu’en cherchant à régler des problèmes techniques que j’atteins à un niveau métaphysique impossible à prédéterminer. C’est parce qu’en répétition, on avait oublié de débarrasser la table d’un accouchement avant d’amener le lit d’un décès pour la scène suivante, que j’ai eu l’idée de lier les deux. C’est le rapport au temps inhérent à chacun des spectacles qui m’a ainsi fait voir qu’on pouvait en tirer un thème à part entière. Dans Forêts, le temps devient carrément un personnage, puisqu’une incongruité temporelle est à la source de l’intrigue : on a découvert dans le cerveau de la mère l’os d’une femme ayant vécu longtemps avant.

Vos pièces semblent construites comme des tragédies, mais l’héritage douloureux du passé est finalement toujours transmué en bonheur…
Tout cela dépend du moment où je choisis d’arrêter l’histoire. Incendies pourrait s’achever lorsque l’héroïne découvre qu’elle a été violée par son fils. Fin. « C’est fini. » Mais ce serait terrible. Il se trouve que je décide d’arrêter un peu plus tard. Je ne peux pas m’empêcher de rire de quelqu’un qui est convaincu qu’avec lui le monde se termine. Même étant devenu extrêmement pessimiste sur mon rapport à la création, je me tuerais plutôt que de me montrer cynique envers des gens qui ont vingt ans de moins que moi, portés par une envie que je n’ai plus.

« Forêts » de Mouawad
© Thibaut Baron

Comme le principe tragique, le mot «  promesse  », qui est au centre de votre trilogie, implique deux sous-entendus contradictoires  : le déterminisme, et l’annonce d’un futur et d’un ailleurs…
Oui. Les personnages pris au cœur du conflit provenaient d’un paysage commun, puis ils se sont éloignés à angle droit, chacun dans sa direction. La pièce commence dès qu’ils en prennent conscience, puis l’enjeu sera de
retrouver la phrase hypoténuse, la clé sans laquelle les trajets des personnages ne peuvent se rejoindre. On ne sait pas pourquoi Forêts finit bien. On en sort soulagé, plus humain, car quelque chose dans la dramaturgie dont je n’ai pas conscience fait que tout le monde s’est mis d’accord malgré tout. Les quatre grandes pièces de Sarah Kane, toutes d’une noirceur de charbon, se terminent pourtant par des mots d’amour ou de réconciliation.

Chez vous aussi, même si chaque événement indépendant est horrible, vos héros peuvent accepter comme un tout la vérité qu’ils découvrent, puisque sa résultante est la vie d’un être, avec son lot de bonheur et de malheur. On reconnaît là la notion de «  joie  » chrétienne propre à Pascal, Claudel, ou Py actuellement…
Je suis adepte d’une croyance plus enfantine, celle des Grecs, une joie fondée sur le rapport au monde, aux éléments païens – la mer, le soleil. À huit ans, j’avais déjà pris mes distances avec la foi chrétienne, mais j’avais un éclat de rire dès que je rentrais dans la mer...

« Incendies » de Mouawad
© Yves Renaud

Votre dernière pièce, Ciels, se proposait comme un pendant pessimiste de la trilogie. Elle finit par un attentat terroriste contre des musées, qui laisse pourtant le temps à un jeune béotien d’y découvrir la beauté… vous avez été rattrapé par votre joie fondamentale  ?
J’aime bien le terme, rattrapé. Longtemps la pièce devait finir avec l’attentat, mais après les filages, je me disais : « Qu’est-ce qu’on s’en fout… ». Alors nous avons cherché une autre solution, imaginé un accouchement dans la peinture... Si un spectacle n’éveille pas en moi la curiosité de savoir comment le public le traversera émotionnellement, il n’en vaut pas la peine. Je n’arrive pas encore à déterminer pourquoi les gens restent d’une pièce à l’autre de la trilogie… les histoires qu’on raconte en appellent peut-être toujours d’autres.

Vous êtes Québécois, mais ancrez toujours vos histoires dans un berceau européen. Marquées géographiquement, elles n’en paraissent pas moins universelles...
La mort, par laquelle commencent toutes mes pièces, nous protégera toujours de la solitude, car c’est une des choses que les Hommes ont le plus besoin de partager. Ensuite j’avais besoin de dire aux Québécois qu’ils n’étaient pas réellement hors du monde et privés d’Histoire. En faisant jouer des problèmes du Moyen-Orient à des acteurs québécois, je leur dis que ça les concerne. L’exil, c’est dire « donne-moi ton histoire puisque j’ai perdu la mienne, alors je te la rendrai riche de cet autre que je suis. »

Propos recueillis par Anouk Molendijk et Julien Lambert