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Théâtre de Carouge : “La Forêt“ d’Ostrovski
Entretien : Philippe Sireuil

Commentaires au sujet de “La Forêt“, de la satire sous-jacente, et de la mise en scène.

Article mis en ligne le décembre 2006
dernière modification le 18 octobre 2007

par Julien LAMBERT

L’œuvre dramatique foisonnante d’Ostrovski, prédécesseur de Tchekhov
considéré en Russie comme un auteur majeur, porte sur scène toutes les classes qui forment la société russe du XIXe siècle, par l’intermédiaire de
personnages archétypiques. Régulièrement impitoyable envers les marchands, il situe en revanche les amours impossibles et les manigances de La Forêt dans le milieu des propriétaires terriens, que bouleverse l’arrivée d’Infortunatov et de Fortunatov, « acteurs sans papiers » comme les définit Philippe Sireuil. Rencontre avec ce metteur en scène belge bien connu des scènes suisses, interrogé à Bruxelles lors des premières répétitions au Théâtre National.

Pourquoi avoir voulu monter La Forêt ?
Cette pièce me trotte dans la tête depuis une dizaine d’années, à cause principalement des différents types de mensonges qu’Ostrovski entrecroise. Tout est caché tout le temps, l’acteur dramatique veut cacher son statut à sa tante, la tante ment et se ment sur ce qui l’a poussée à accueillir chez elle le jeune Boulanov, dans les tractations marchandes ou parmi les serviteurs mensonge et sous-entendus sont constants.
Il y a d’autre part une forme d’hommage au théâtre, mensonge qui confine à l’artifice, avec tout ce qu’il comporte d’ambitions ratées, de sottises, de galéjades, de manières de reculer le passage à l’âge adulte. Le théâtre a des vertus aussi : il faudra qu’interviennent deux acteurs déambulants pour que le vernis de la bienséance se craquelle et que justice soit faite à l’amour que se portent deux jeunes gens.
Plutôt qu’un mensonge, c’est presque un travail de franchise que mènent ces acteurs chevaleresques ?
On peut aussi penser que cette sincérité est un peu sotte : les acteurs ont beaucoup à voir avec Don Quichotte et Sancho Pança. Il ne faudra pas non plus leur accorder un prix de vertu morale : ils ont aussi des fragilités gigantesques, des appétits de pouvoir, et sont simplement plus facilement mis à nu que les autres.
Que retenez-vous de la satire, du regard qu’Ostrovski pose sur les comportements mesquins propres aux diverses classes sociales ?
Ostrovski ne se confronte pas à la société, il la décrit avec ses richesses et ses vilenies. Il y a de la méchanceté dans cette écriture, mais je la trouve salvatrice. Un regard caustique est porté sur le rôle de Gourmijskaïa, mais cette propriétaire qui va au bout de son désir pour un jeune homme, c’est un bel acte d’écriture. Je crois que l’erreur serait de charger le trait. Même s’il s’agit d’une farce aux personnages ridicules, il faut trouver ce qu’ils ont de médiocre, de joli, d’intelligent, de sot : mettre en scène revient à donner la multiplicité des voix et des discours d’un texte. Je vois bien qu’Ostrovski décrit le monde de l’aristocratie en déliquescence, mais les sociétés ont évolué depuis la Russie aristocratique d’avant la Révolution. Il ne s’agit ni d’actualiser, ni d’emmener les spectateurs au musée.
Et dans votre mise en scène, que retiendrez-vous des différentes facettes de l’œuvre : plutôt la comédie, la tragédie aux accents lyriques… ?
Je n’ai pas de vision avant de commencer, seulement des hypothèses qui seront vérifiées ou pas lors du travail avec les acteurs. Je me méfie des a priori démenties par la suite, je n’écris plus de notes d’intention par exemple. J’ai juste des préférences : j’aime les espaces vides, faire appel aux artifices du théâtre comme le maquillage, la perruque, des déformations au travers de prothèses… La distribution aussi repose sur des envies, des hypothèses, des complicités établies avec des cousins proches et des gens avec lesquels je n’ai jamais travaillé, comme Yvette Théraulaz. Je ne sais pas d’avance où vont nous mener ces nouvelles rencontres, car on ne dirige pas un acteur, on l’accompagne sans forcément en savoir plus que lui. Le théâtre est un art de l’instinct.
Dans une mise en scène, on ne peut pas donner à voir toute la pièce, on la traverse : quand on navigue, on ne voit que le sillage que le bateau a créé et ce qui se trouve devant, mais pas toute l’étendue de l’océan. On a dit d’Ostrovski qu’il était un des écrivains les plus shakespeariens : il passe de la bouffonnerie au sérieux, frise le ridicule pour arriver au sublime. En ce sens, je me sens comme son cousin. La Forêt n’est en tout cas ni une grosse farce ni une tragédie, c’est une peinture de mœurs qui ne se fait pas comme une lecture impressionniste de la vie : il y a au contraire une brutalité colorée dans la manière dont les personnages sont traités. D’où l’appel aux silhouettes, au monde du cirque et des saltimbanques, parce que je pense que cette pièce a un caractère festif, tonique.
Le théâtre belge a beaucoup de succès actuellement, en Avignon par exemple : qu’en est-il réellement de sa situation ?
Je ne trouve pas le théâtre en Belgique francophone très florissant. On attribue à l’homo sapiens belge un regard caustique teinté de dérision, or nous avons effectivement une propension à ne pas nous prendre au sérieux, cependant j’attends du théâtre autre chose que du divertissement. Mais il est incontestable qu’il existe encore ici des acteurs puissants qui intéressent l’étranger dans leur manière de considérer le théâtre comme un art collectif : nous ne connaissons pas la starification, ce qui favorise l’artisanat, la dimension foraine du théâtre, en Belgique comme en Suisse. « Le théâtre belge a bonne réputation », c’est vrai pour les réalisateurs, pour les acteurs qui ont la chance d’être employés par le cinéma ou pour les danseurs, mais ceux qui en Belgique francophone travaillent sur les mêmes présupposés que les théâtres français, c’est-à-dire sur la littérature dramatique dans sa multiplicité, se trouvent dans une situation difficile. Ils subissent un sous-financement chronique qui rend l’existence de notre métier pour le moins délicate.

Propos recueillis par Julien Lambert

Du 9 au 21 janvier dans la Grande salle François-Simon, rue de Carouge 39. Loc. 022 343 43 43