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Pulloff Théâtres, Lausanne et Le Poche-Genève
Entretien : Nathalie Lannuzel

Entretien avec une artiste passionnée et passionnante, qui met en scène à Lausanne, et joue à Genève.

Article mis en ligne le septembre 2008
dernière modification le 26 septembre 2008

par Julien LAMBERT

Après avoir joué dès dix-sept ans entre Paris et Genève avec de grands
metteurs en scène, de Mentha à Mesguich, Nathalie Lannuzel a poursuivi sa quête d’un dépassement de l’individu dans le théâtre, en passant à la mise en scène avec Equus, déjà très remarqué en 2004. Sa cinquième réalisation, Apnée d’Anne-Frédérique Rochat, prolonge une entreprise qui habite son parcours : la réintégration des zones sombres de l’inconscient. Avant un retour au jeu dans Le Quai de Jacques Probst. Entretien passionné avec une artiste passionnante.

Quelle logique gouverne le choix des nombreux rôles qui ont émaillé votre parcours ?
J’ai souvent joué des personnages très riches et entiers, que je ne pensais pas pouvoir faire à ce moment-là. Comme Marthe dans L’Echange de Claudel ou Tchoumalova dans Ciment de Heiner Müller. Cela provient sûrement d’un désir de dépasser mes limites. Je ne conçois pas le jeu sans mise en danger. Au théâtre, on ne risque pas sa vie… mais si, en fait ! Il faut toujours oser chercher ce qui nous fait peur, pour déblayer en soi le terrain de l’inconscient. Ma force vitale était par exemple difficile à contrôler. Le jeu m’a permis non seulement de la canaliser, mais a aussi autorisé ce qui ne trouvait pas sa place dans la vie sociale. Des colères que j’avais occultées, puis ai découvertes en moi sur le plateau, en jouant des femmes qui se révoltent. Marthe entretient aussi une relation au cosmos extrêmement forte, elle crie justice au ciel, aux étoiles. Ce rapport à elle-même en tant que matériau vivant s’est avéré extrêmement jouissif. On ne le perçoit pas tous les jours en se réveillant à Lausanne !

Votre féminité semble beaucoup compter dans votre façon d’aborder les rôles…

Nathalie Lannuzel

Dans cet art plus que dans tout autre on joue avec son corps, avec son appartenance à un sexe, dont la mémoire collective nous imbibe imperceptiblement. Au fil de mon parcours, j’ai senti que je portais en moi la nature ancestrale de la femme, un héritage qui nous lie entre les générations. J’assume ainsi une part de l’exploitation féminine dans l’Histoire, même si elle ne me concerne pas individuellement.

Quel changement a provoqué en vous votre passage relativement récent à la mise en scène ?
Je me sens plus joyeuse, plus confiante et donc plus lucide. Cette attitude me permet d’accepter sans me les cacher des réalités a priori insupportables : la mort, la souffrance ou l’injustice. Cela doit influencer ma manière d’aborder un rôle.
En m’engageant dans Le Quai après quatre ans sans jouer, j’ai senti que je pourrais faire abstraction de mes angoisses et de mon perfectionnisme. Contrairement au metteur en scène, l’acteur ne doit rien anticiper, il doit oser lâcher prise au profit du rôle et de la direction. Philippe Lüscher m’a incitée à faire de la mise en scène, ayant senti en moi un regard dramaturgique que je n’étais pas capable de repérer. Consciente de cette faculté, je peux aujourd’hui l’appliquer à mes mises en scène et plus dans le jeu. Je suis donc plus facilement prête à me laisser chambouler par un rôle.

La profération du texte poétique vous importe-t-elle aussi ?
J’aime la poésie parce qu’elle permet de dire l’inexplicable, par un certain agencement, une tonalité qu’il faut redécouvrir en la prononçant. Dans la vie réelle, on ne peut que se taire ou agir quand ce qui est à dire s’avère trop fort. C’est pourquoi je ne veux pas trop diriger l’acteur dans ce travail, car il repose sur son intimité : il doit trouver ce que les mots recèlent pour lui, sans perdre la force qui les anime dans une diction évanescente.
Avec Claudel, Racine ou Shakespeare, j’ai connu un plaisir physique du dire qui soulève tout mon corps. Cette beauté poétique se fonde souvent sur des évocations inesthétiques qui me fascinent. Quand l’envie d’enjoliver écrase le contenu du texte, on ne se rend pas compte de la beauté expressive du monstrueux, du bizarre.

Vous avez justement mis en scène des textes qui explorent les tréfonds de l’être, que ce soient Equus de Peter Shaffer ou KilomBo de Sandra Korol...
Je suis poursuivie par la question de la responsabilité de l’Homme, en particulier dans ses actes délictuels. Notre société occulte une part de l’humain qui dérange, mais qui le constitue et le concerne tout autant que sa face la plus avouable. J’ai ainsi été touchée par la manière qu’a Lars Norén d’évoquer le sordide dans Guerre, pour mieux faire ressortir une dignité humaine. Derrière nos actes ou nos fantasmes les plus terribles, comme ceux du psychiatre dans Equus qui rêve qu’il torture des enfants, il y a quelque chose à comprendre et non à condamner aveuglément. Dans Apnée aussi. La pièce évoque avec une grande force les liens transgénérationnels, qui font porter à des individus la conscience de fautes passées ou de secrets traumatisants, transmis inconsciemment d’une génération à l’autre.

Vous montez des textes contemporains, malgré une passion pour les tragiques grecs : pourquoi ?
Créer des textes encore jamais joués m’excite beaucoup. C’est à la fois plus facile et plus difficile, car l’absence de référence intimidante implique aussi une responsabilité plus grande envers l’auteur. Je ne suis pas tout à fait prête à monter les classiques. C’est tellement important pour moi que j’en ai encore peur.

Propos recueillis par Julien Lambert


 « Apnée » d’Anne-Laurence Rochat, mise en scène de Nathalie Lannuzel, du 9 au 28 septembre au Pulloff Théâtres, Lausanne. Réservations : 021 311 44 22.

 « Le Quai » de Jacques Probst, mise en scène de Camille Giacobino, du 27 octobre au 23 novembre au Poche, Genève. Réservations : 022 310 37 59