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Le Poche, Genève
Entretien : Martine Paschoud - Valérie Poirier

Interview croisée : Martine Paschod, metteure en scène, et Valérie Poirier, auteure, au sujet de Loin du Bal.

Article mis en ligne le avril 2009
dernière modification le 26 avril 2009

par Eric EIGENMANN

Le Théâtre de Poche propose, du 20 avril au 10 mai, Loin du Bal de Valérie Poirier, dans une mise en scène de Martine Paschoud. Eric Eigenmann a rencontré la metteure en scène et l’auteure pour un entretien croisé.

Diriger les autres, écrire pour le théâtre
MARTINE PASCHOUD.- J’ai fait ma première mise en scène à dix ans, je crois, avec mes frères, sœurs, cousins et cousines : La farce de Maître Pathelin ! Après l’ERAD (première volée de l’École Romande d’Art Dramatique), j’ai joué comme comédienne tout en lorgnant toujours plus du côté de la mise en scène. J’ai travaillé avec Charles Apothéloz, à Lausanne, puis à Carouge où j’ai fait des assistanats et quelques mises en scène. Ensuite au Théâtre de Poche, sous la direction de Gérard Carrat (1975-1984), où j’ai signé de nombreuses mises en scène. J’ai abandonné le métier de comédienne pendant les années où j’ai moi-même dirigé ce théâtre (1984-1996). Je ne voulais pas cumuler jeu et mise en scène. J’ai repris mon travail de comédienne grâce à Claude Stratz, dans Monsieur Bonhomme et les incendiaires de Dürenmatt, et à Hervé Loichemol. Maintenant je suis très contente de faire les deux.
Les deux activités sont très différentes. Jouer la comédie me semble toujours un peu une recréation : on est dans l’immédiateté du jeu, dans la spontanéité. Je ne veux pas dire que l’acteur ne pense pas, mais je trouve moins angoissant d’être sur le plateau. Il y a une liberté qui me plaît ! Pour mettre en scène, on doit beaucoup réfléchir à la manière dont on va aborder le texte et au travail avec les comédiens. Mais après avoir accumulé une quantité de notes, la plus grande qualité, c’est de pouvoir oublier ce qu’on a préparé pour se sentir à la fois armé et disponible devant les acteurs. Il y a un équilibre à trouver entre le travail accumulé en amont et la liberté des comédiens. J’ai fait aussi beaucoup de musique et je continue. Je jouais encore du piano, récemment, dans une pièce à la Comédie.

VALÉRIE POIRIER.- J’ai commencé à écrire jeune, mais pas pour le théâtre : des débuts de roman, des petites nouvelles, etc. Au départ, je faisais partie de la Cie du Revoir avec Anne Bisang, Sophie Bonhôte et Franziska Kahl. Comme on faisait des spectacles de création, mon grand plaisir était cette pratique d’écriture dans l’espace, l’improvisation. C’est dans ces années-là que je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait avant tout, c’était d’écrire. Le hasard a fait que j’ai participé ensuite à un stage d’écriture théâtrale qui donnait lieu à un concours. J’y ai gagné un prix et la conviction que c’était ça, écrire que je voulais faire. Ma pratique de la mise en scène et de l’écriture a complètement supplanté le travail de comédienne. Mais le passage par la scène a, bien sûr, alimenté mon travail d’écriture.

« Loin du bal »
Copyright Dorothée Thébert

La vieillesse magnifique
V. P.- Ça faisait très longtemps que j’avais envie de voir sur scène les « vieux comédiens », je trouve qu’on ne les voit pas assez. C’est le point de départ. J’ai choisi cet EMS, pas pour faire une étude sociologique, mais comme terrain privilégié pour rendre compte d’une certaine forme de marginalité. Pendant la lecture à Saint-Gervais, organisée par Textes-en-scènes, j’étais particulièrement émue de voir comment ces comédiens qui ont eu une pratique pendant trente, quarante, voire cinquante ans s’emparaient de ce texte. Il y a une telle épure dans leur jeu, un tel savoir-faire et en même temps, une capacité à s’amuser qui est restée intacte. Je trouve ça magnifique.
M.P.- C’est rare qu’on donne la parole à des acteurs d’un âge avancé, qui ont cette expérience, cette charge de vie et de métier. Tout aussi rares sont d’ailleurs les personnages âgés au théâtre. Les vieux ne sont pas les héros du jour, ils sont aux antipodes de toutes les images qu’on nous fait voir, les jeunes gens bronzés et en pleine forme qui ont un grand avenir devant eux !!
La vieillesse renvoie à une réalité que notre société ne veut pas regarder en face : on va tous vieillir, se dégrader peut-être et en tous les cas mourir !
V. P.- Une autre chose me tenait à cœur : que ces vieux soient impertinents ! Qu’ils nous montrent une facette d’eux qu’on n’a pas forcément envie ou l’habitude de voir. Certains ont une sexualité débordante. La centenaire est une peau de vache finie, loin de la gentille mémé hollywoodienne. Quelle image voit-on de la vieillesse ? Dans les publicités, que ce soit pour la pâte à dentiers ou pour une assurance vieillesse, on nous montre des gens encore beaux, charmants, en pleine forme et pleins de projets. Les vrais vieux, on ne les voit pas.
M.P.- On a tellement de préjugés par rapport aux gentils vieux ou aux vieux gâteux qui deviennent débiles. Dans Loin du bal, chaque personnage a son parcours obsessionnel. Pour l’une, c’est Maubeuge, la sentimentalité, l’amour. Pour un autre, des rêveries révolutionnaires. Il y a le vieux facho de service, un peu raciste qui a écrit un livre et a eu son heure de gloire. Et puis un vieux rockeur, celui qui ne veut pas vieillir et qui croit qu’il pourrait encore devenir une star. Mais celle qui est la plus lucide, comme par hasard, c’est la centenaire. Elle est un peu comme une sorcière ! Revenue de tout, elle n’est dupe de rien. Il y a dans la pièce une profonde humanité : conflits, contradictions, sexualité, désirs et rêves habitent les personnages ! Une cellule d’un monde qui va au-delà de celui d’un EMS. La pièce aborde, d’une façon très différente des auteurs impressionnistes et de ceux de l’époque de Brecht, la question des rapports sociaux, de ce qui se passe dans un microcosme à l’exemple du fonctionnement de la société contemporaine. Elle le fait de manière extrêmement tendre, ironique, parfois cruelle, mais surtout cocasse, drôle. Il faut absolument préserver toute la dimension burlesque l’écriture. 

Le burlesque, les pingouins, la télévision
V. P.- J’ai introduit les pingouins pour faire éclater l’EMS, pour élargir le propos. J’ai commencé à écrire la pièce sans eux et je n’étais pas satisfaite. Il me manquait cet élément burlesque, perturbant, permettant de sortir du cadre convenu. Maintenant, dès le début, il y un pingouin qui observe l’histoire. Ils apparaissent de manière un peu énigmatique, sont là sans être là, perçus par un seul personnage.
M.P.- On s’est posé beaucoup de questions sur ces pingouins, qui scéniquement ce ne sont pas faciles à représenter. Il y a dans un premier temps une présence purement poétique, une inquiétante étrangeté. Finalement, on peut comprendre que les pingouins sont une espèce de grande collectivité anonyme : comme eux, on est amené à faire le grand saut dans les mers froides, et à disparaître… On est dans le monde des vieux, mais quel est ce monde ? C’est peut-être aussi notre monde qui est en train de vieillir et de disparaître. Est-ce que, tel qu’il est organisé, il n’est pas amené à disparaître et à fondre avec la banquise elle-même ?! En ce sens, la pièce est une fable sur la disparition et sur notre capacité à accepter, individuellement et collectivement, notre disparition. Ça renvoie aussi à notre animalité. Dans la dernière scène, on se demande si les quatre personnages qui restent ne sont pas déjà passés du côté des pingouins. Ils ont perdu l’usage de la parole, ils sont en train de muter. Mais il faut préserver une dimension mystérieuse.

« Loin du bal »
© Dorothée Thébert

V. P.- On ne peut pas se prononcer quant à ce devenir pingouin. Est-ce qu’ils seront finalement plus civilisés que les humains ? Rien n’est tranché. À force d’êtres exclus dela communauté des hommes, ces vieux glissent du côté de l’animalité et prennent progressivement des allures de pingouins. Les personnages de Rhinocéros de Ionesco connaissent un peu le même destin, c’est vrai, mais je n’y ai pas pensé. Les pingouins de Loin du bal, eux, ne sont pas destructeurs, au contraire : ce sont des figures plutôt positives, attachantes. Erri de Luca parle de ces animaux comme de réfugiés du ciel, ça me plaît bien. Ils ont de petites ailes qui ne leur servent plus à grand-chose. Ils ne peuvent plus s’envoler.
M.P.- Ils ont quelque chose d’humanoïde. Des pieds et des bras un peu atrophiés comme ceux des vieillards, une locomotion difficile… En même temps les pingouins sont des objets de spectacle dans certains reportages qui exploitent le voyeurisme et le sentiment de pitié. Loin du bal contient aussi l’intervention d’une présentatrice de télévision incarnant l’obscénité des medias qui viennent recueillir, choisir, montrer des scènes qui doivent être spectaculaires. La manière dont on les regarde peut être dégradante et inquisitrice. Dans la pièce, la présence de l’immigré, de l’étranger, est aussi révélatrice…
Ce qui est pathétique, c’est que pour la télé il se donne une identité bien helvétique : l’Algérien devient l’Argovien ! Il est obligé de trahir ses origines. Mais tous, en définitive, doivent se reconstituer une identité, puisqu’ils ont plus ou moins perdu la leur. Dans le jeu, je pense aussi important de développer la présence de cette caméra qui vient fouiller, l’intrusion des faiseurs d’images. Un autre élément important de la fable tient à l’arrivée du fils, ou faux fils, qui éveille une fibre paternelle chez un personnage qui est tout sauf un père : ces problèmes de filiation sont intéressants. Même si ce fils est assez médiocre, il réactive malgré tout les désirs de vie de ces personnages qui se sentent piégés, chacun avec ses obsessions, et abandonnés dans la marge sous le pouvoir arbitraire d’une directrice un peu brutale. Comme si son arrivée pouvait reconstituer une sociabilité. Évidemment, quand la vérité se découvre, le processus de dégradation s’accélère. Mais en attendant, il y a comme une bulle de bonheur possible.

Les tableaux, leurs titres, la scène du plongeoir
M.P.- Loin du bal est découpé en tableaux assez brefs. On est toujours dans un texte elliptique, aigu, économe dans ses moyens. Il n’y a pas de personnages qui s’épanchent, de grandes tirades. On avance par petites touches ou par fragments, comme un puzzle qu’il faut reconstruire. Cette forme permet d’éviter tout pathos, toute sentimentalité. En plus, Valérie intitule chacun de ces tableaux. Je continue à me demander si ces titres font partie de la représentation ? Ils amènent une impulsion, une contradiction, une ironie. Un petit signal s’allume, quand on lit Petite mort par exemple. On peut y voir la trace des pancartes sur scène chez Brecht. 
V. P.- Je pense que les formes courtes me correspondent bien. J’ai un certain goût pour la nouvelle, les choses assez elliptiques en effet. Les
titres, d’un point de vue strictement technique, c’est ce qui me permet de clore à chaque fois, de faire exister la scène pour elle-même. De lui donner sa valeur propre, sa tonalité propre. Le titre propose une rupture nette entre chaque séquence. Il introduit une discontinuité dans la narration, la désorganise.
M.P.- On peut imaginer que cette histoire se passe dans le cadre de quelques jours. Mais en même temps, les titres renvoient à des états intérieurs qui pourraient avoir précédé de beaucoup le moment de vie auquel on assiste, ou le suivre, être encore à venir. Ces titres, je pense qu’il faudra peut-être les prononcer ou les projeter : le spectateur devrait avoir une certaine jubilation à anticiper quelque chose qui va être concrétisé ensuite. Je trouve ça dynamique, structurant. La scène du plongeoir est particulièrement problématique. Est-ce que c’est un cauchemar ? Et le cauchemar de qui ? Tout se passe comme si on leur disait : on vous a assez vus, faites le grand saut et disparaissez...
V. P.- Moi aussi je reste perplexe devant cette scène ! Je peux simplement dire que c’est elle qui a déclenché la présence des pingouins, à cause du saut. Pour moi, c’est un cauchemar d’Hector, le personnage principal, mais il est vrai que l’événement représente une fracture dans la pièce, à un moment où les perspectives semblent bouchées : il y a un avant et un après.
M.P.- Le théâtre nous permet de passer d’une réalité à une autre. La fiction permet de faire des incursions dans d’autres univers. On se trouve peut-être du côté de l’inconscient des personnages, dans un cauchemar devenu collectif. À mon avis, la dernière scène ne représente plus la réalité de l’EMS. On est ailleurs, dans cette espèce de monde en mutation. Avec de grands moyens, on verrait la banquise monter et eux disparaître. Le cinéma le ferait… Pour Jean-Claude Maret, le scénographe, et moi-même, la question est de trouver le moyen théâtral de rendre compte de cette disparition en évitant tout effet de naturalisme. On ne va pas recréer l’univers d’un EMS, ce sera un univers poétique.

Propos recueillis par Eric Eigenmann