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“Dernier caprice“ au Théâtre Vidy-Lausanne
Entretien : Joël Jouanneau

Où il est question de la dernière pièce de Joël Jouanneau.

Article mis en ligne le février 2007
dernière modification le 18 octobre 2007

par Bertrand TAPPOLET

Au détour de sa pièce « Dernier caprice », Joël Jouanneau imagine ce qu’il appelle une « Fantasiestücke théâtrale » autour de la disparition publique de Glenn Gould, pianiste canadien, brillant concertiste, en avril 1964.

L’artiste avait la hantise des spectateurs dans le plein feu d’une présence pianistique qu’il imposait souvent dos au public. Un public appréhendé comme la somme de toutes les sudations individuelles, marais agité de quintes de toux, attentions intermittentes, soupirs et émanations. La somme de ses perturbations coalisées aura en partie raison de celui qui préféra jusqu’à son décès survenu en 1982 d’une congestion cérébrale, la pénombre du studio où il enregistra près de 80 microsillons. L’art de Gould a été d’élaborer une rencontre où l’interprète, aussi proche de l’auditeur que du compositeur, dynamise ce qui peut les relier.

Huis clos
Entre coulure de rideau carmin et sortie de secours, on découvre Glenn Gould et Petula Clark (que l’artiste appréciait) dans une loge sanctuaire à l’orée de cet ultime concert avec la présence fantomatique et tchekhovienne d’une sorte de régisseur de plateau, Walter Brown. Ce que le pianiste d’exception reprochait principalement au concert, c’est l’impossible équilibre à maintenir entre les contraintes intérieures du musicien, son besoin d’extase et d’ascèse avec les exigences de divertissement de la société. L’art ne devait pas être altéré par le contact et l’interaction de ceux pour qui il est produit. Obligé de forcer le trait, d’entrer dans une rhétorique emphatique, de se projeter, de se perdre en somme, l’interprète avouait alors se sentir arraché de lui-même. La pièce évoque les nombreux rituels auxquels s’adonne le puritain Gould dans son rapport troublé avec ce corps dont il cherche l’évanouissement, l’oubli, l’extinction. Toujours recouvertes de mitaines puis de moufles, ses mains se doivent d’être plongées dans de l’eau à température exacte. La chaleur dissout le corps, efface l’image que nous en avons. Travail intérieur aussi, lorsque ses doigts sont soumis à un massage, la tête recouverte d’une poche de glace, pareille à ces anachorètes qui, pour que leur anatomie ne fasse plus écran entre la partition et sa traduction, mortifient leurs chairs jusqu’à l’extrême. Face à lui, bientôt, des auditeurs qui n’entendent qu’avec leurs yeux et leur bouche. Finement ciselée dans un mouvement de ressac, “Dernier caprice” est une partition sur laquelle plane l’ombre tutélaire du “Minetti” de Thomas Bernhard, acteurs dénués de théâtre oscillant entre imprécation et renoncement.
Dans “La Contrebasse” portée à la scène par Michel Kullmann notamment, l’auteur allemand Patrick Süskind dépeint les affres de l’avant spectacle d’un oublié de la fosse d’orchestre, un sans grade frustré qui aurait fondé toutes ses grandes dés(espérances) autour d’un instrument aussi encombrant que féminin. Süskind fait de l’orchestre une métaphore de l’ordre sociétal. Avec “Dernier caprice”, il s’agit d’un soliste dont la présence s’organise autour de plusieurs absences et expectatives. Le rôle a été imaginé par Jouanneau pour l’acteur Philippe Faure, dont il aime la dimension charnelle et subtilement charpentée de la présence. Au miroir des trois personnages, le dramaturge et metteur en scène place la trinité shakespearienne de “La Tempête”, l’enchanteur Prospero renonçant à son Art et à ses sortilèges, Ariel, aérienne vestale qui permet à la fiction et au destin de chacun de s’accomplir. Et Caliban, le « sauvage », présence native et première dans les lieux.

Rencontre autour d’une disparition :

En quittant la scène, Gould avait ce sentiment de se dépouiller, de se dissimuler.
Joël Jouanneau : Confronté à ce geste de retrait, il me semble important, comme metteur en scène de 60 ans, de ne pas rater sa sortie ou réaliser les spectacles de trop. Arrivé à un stade de sa vie, on engage une dernière conversation avec le temps. Il existe d’autres raisons pour qu’un pianiste au faîte de sa carrière quitte la scène pour n’y revenir jamais, en particulier, la lassitude de jouer éternellement les mêmes œuvres devant des publics souvent identiques. Étreint par le silence du connu, Gould est aussi un exemple possible d’une quête de l’absolu non seulement de l’art, mais aussi au cœur de sa propre existence.
Le pianiste déclarait que « ce contre quoi s’élèvent tous les critiques ne correspond en réalité qu’à la négation d’un ensemble d’attentes qui ont perverti leur écoute ». Votre pièce est une exploration de ce temps d’attente.

Joël Jouanneau © Mario del Curto

À l’image de beaucoup de spectateurs, j’ai une passion pour ce moment où le rideau se lève dans l’attente d’un émerveillement. Ce qui a toujours excité ma curiosité, c’est le vécu d’un acteur, sa préparation, dans les instants précédents son entrée sur le plateau. “Dernier caprice” est aussi une tentative d’approcher l’interprète à travers la figure de Gould. Le moment qui précède l’entrée sur scène est le laps de temps où tout se joue. On assiste à un « rétrécissement » du temps qui se rythme comme au compte-goutte, dont on peut faire une allégorie sur la réduction d’une vie ramassée en une heure et demi.
Dans son rapport troublé à ce corps dont il cherche l’oubli, l’évanouissement, l’extinction avec ce désir fou : être sans corps, vous montrez l’artiste se livrer à toutes sortes de rituels.
Cette volonté d’être hors corps, cette absence de corps se lit à même son visage, lorsque l’on visionne des vidéos dévoilant ses interprétations. Gould a ce sourire diaphane et inquiétant, tellement le masque, le crâne affleurent. J’ai voulu montrer au travers du rapport imaginaire avec Petula Clark la relation entre le cerveau et le reste de l’anatomie. Les sprinters olympiques courant le 100 m. finissent par n’avoir plus de corps. Celui-ci est devenu une mécanique parfaitement profilée pour l’exécution d’un effort. De même, tout dans le corps de Gould est fait pour arriver à cette chaise à hauteur réglable conçue par son père et au clavier. Qu’est-ce qu’un cerveau qui marche ou un individu où tout se concentre dans la tête, et que le corps encombre ? Aux yeux de l’artiste, le piano se joue avec le cerveau et non avec les doigts.
Pour Gould, la musique renvoyait à nos faiblesses sans pouvoir y changer un iota. Il a peut-être trouvé en lui la résistance à ce que Cioran appelle la « tentation d’exister ». Il a ainsi rendu la musique muette comme ce cri de douleur inaudible qui surgit dans “Dernier caprice”.
Lorsque l’on se trouve face à un clavier, d’un piano ou d’ordinateur, l’écriture se révèle d’abord comme un enjeu sonore, de rythme, de tempo et de respiration. On sait qu’entre les notes se jouent nombre de choses. Le vide, le silence est la part dans laquelle s’établit le sonore. De même, la pièce est forme d’opus quantique. Jeter des caractères noirs sur une page blanche, avec la même alternance chromatique que dans les touches du piano : la tentative de noircir la page est vouée à son échec, comme le disent les derniers écrits de Beckett. Plus l’on avance, plus l’on diminue le verbe et condense la pensée. Le temps du vivant est la tentative d’approcher cet absolu.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Théâtre de Vidy. Jusqu’au 4 février. Rés. : 021 619 45 45