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Le Poche Genève
Entretien : Jérôme Richer

En mars, l’affiche du Poche propose Écorces de Jérôme Richer. Coup de projecteur sur la pièce et son auteur.

Article mis en ligne le mars 2010
dernière modification le 24 mars 2010

par Julien LAMBERT, Rosine SCHAUTZ

Pasolini, Fo, Bond  : les auteurs que Jérôme Richer visite ont une dimension politique voire militante, qui se retrouve dans ses propres textes. Mais à trente-cinq ans, ce juriste devenu enfant de la balle sur le tard est loin d’être un ado. Non content d’écrire par engagement, il veut encore questionner dans ses pièces cette notion souvent galvaudée. Une œuvre âpre, brute voire brutale dans sa forme, Écorces dépasse ainsi le coup de poing sur la table. Et brouille les échelles de valeurs qui tendraient à séparer un soldat et une révolutionnaire, dont les évolutions parallèles ne se rencontrent pourtant jamais…

Dans Écorces, la distribution des rôles semble assez claire  : un système d’oppression représenté par la Télévision ; un agent inconscient de ce système  : le Soldat ; deux victimes, les sœurs, l’une qui subit, l’autre qui s’insurge…
Je suis parti de quelque chose de très basique, puis aux moments cruciaux de leurs vies, les perceptions de ces personnages s’inversent. Cela correspond à ma méthode de travail. J’écris beaucoup et de manière très explicative dans un premier temps, puis il s’agit de rendre les choses moins évidentes, plus suggestives...

Les trajectoires s’équilibrent en effet : le soldat déserte, la révolutionnaire sombre dans l’abattement. La résultante n’en est pas moins unilatéralement négative…
Je ne trouve pas. Deux personnages sur trois s’en sortent, parce qu’ils s’ouvrent à la vie en sortant de leurs schémas, opposés mais identiquement normés. Le soldat, par la lecture, découvre une autre réalité, comme la sœur résignée, qui devient contestataire. Sa fuite n’est pas un abandon, mais le choix valable de se reconstruire, une chance de recommencer. C’est elle, qui semblait d’abord plus passive, qui porte finalement sa sœur.

Est-ce à dire que tu tends à relativiser la valeur des engagements ?
Par le passé, j’ai été amené à fréquenter des militants d’extrême gauche qui m’ont souvent déçu. Leurs actes étaient en contradiction avec leurs discours. Comme dit Bond, c’est dans les situations critiques que nos choix nous définissent en tant qu’être humain. Je cherche donc toujours à exprimer le point de vue opposé au mien. Ce n’est pas en disant que tous les patrons sont des cons et les révolutionnaires des héros qu’on fait avancer les choses. Il faut savoir combattre ses propres convictions : notre premier ennemi dans la société, c’est nous-même. On vient ainsi toujours voir un spectacle avec en tête une prélecture du sujet. J’aime la casser. Les anciens habitants de Rhino sont venus voir ma pièce La Ville et les ombres sur l’évacuation de leur squat, en pensant me casser la gueule à la fin, ils sont souvent ressortis en larmes.
Les trois personnages d’Écorces sont trois versions de moi-même, trois façons différentes de réagir à la notion d’engagement.

Jérôme Richer
© Fanny Brunet

Pourquoi avoir choisi, pour traiter cette problématique personnelle, le contexte d’une dictature qui ne peut pas vraiment être comparée avec la Suisse  ?
Avant d’écrire, je me suis beaucoup intéressé à la situation de la Russie, qui se dit démocratique et avec laquelle des États continuent de passer des accords. C’est un pays qui m’effraie réellement. Mais ça pourrait aussi bien se passer dans quelques années en France : on ne sait jamais comment peuvent évoluer les situations de nos pays. Je voulais donc m’ancrer dans une réalité suffisamment large, indéfinie.

Tu crées ainsi une sorte d’allégorie universelle de l’oppression…
C’est pour cela que je ne mets pas les deux sœurs en situation d’action, mais dans leur appartement, un contexte familier entre deux phases de vécu. Dans leurs rapports quotidiens, les échanges sur la nourriture ou leurs problèmes de travail, chacun pourra trouver son compte. Nous sommes tous amenés à travailler pour des entreprises, sans nous douter forcément de l’implication que cela représente. Les vis produites par l’usine de décolletage où je travaillais adolescent pouvaient servir à l’industrie militaire. Pour gagner un peu d’argent, j’ai peut-être participé à faire les avions qui ont bombardé l’ex-Yougoslavie…

Cette décontextualisation passe par une certaine âpreté de forme, une ponctuation neutre. Éviter le style pour ne pas boursouffler le texte d’émotions ?
Beaucoup de pièces nous interrogent concrètement sur le monde, mais leur langage nuit à ce qu’on cherche à faire entendre. Les envolées lyriques cassent même l’émotion que je pourrais ressentir. Je trouve plus intéressant de travailler sur l’économie des mots pour obtenir un maximum d’effets. Je travaille pourtant beaucoup à l’oreille, non sur de grandes phrases, mais sur la musicalité et l’enchaînement de chaque syllabe. Les silences sont aussi extrêmement importants. Je ne les indique pas, mais ces interstices doivent exisster dans le jeu. Ces moments de débloquages laissent aussi place à un humour qui n’apparaît pas en positif dans le texte.

Tu as souvent mis en scène tes propres pièces. Est-ce un choix délibéré ?
J’ai mis du temps à acquérir une certaine maturité. J’ai longtemps été une sorte de tâcheron en matière d’écriture. Mais je ne vis pas dans l’angoisse d’être joué. C’est le hasard qui m’a fait monter mes textes, et j’ai aimé les voir continuer à bouger lors du travail avec les comédiens : inconsciemment, mon écriture est devenue plus en phase avec la réalité du plateau. Jouer moi-même me permet aussi de savoir ce qui se passe à l’intérieur d’un acteur, comment il est travaillé par l’écriture.

La mise en scène d’Éric Devanthery a-t-elle des chances de te surprendre  ?
Je l’espère  ! J’ai écrit Écorces sans penser à une quelconque mise en scène. J’ai confiance en la lecture d’Éric, mais c’est beau aussi de livrer un texte à quelqu’un, de lui dire « j’ai porté cet enfant, à toi de le faire aller plus loin ». On a évidemment toujours peur de voir sa pensée trahie. Éric peut le faire, peu importe, c’est à lui désormais.

Ton profil d’universitaire, licencié en droit, est plutôt atypique dans le milieu du théâtre  ?
Contrairement à beaucoup, je ne suis pas tombé dedans quand j’étais petit. J’ai commencé par hasard, à vingt ans. Jusque-là le théâtre se résumait pour moi à un ou deux Molière mal montés par des troupes de province. Je suis allé à l’université avec la volonté d’être avocat, de défendre la veuve et l’orphelin, et puis je me suis aperçu que les autres étudiants vivaient dans une tout autre réalité. En deuxième année de droit, je me suis inscrit aux cours de théâtre…

Cette expérience influence-t-elle ton écriture ?
Dans un milieu comme le théâtre où les emplois du temps fluctuent, où on est exposé aux doutes, au chômage, mes études m’ont donné une rigueur, une structure rassurantes. Mes écrits de théâtre documentaire comme La Ville et les ombres comprennent un vrai travail de chercheur, six mois de lectures et de synthèses pour s’appuyer sur des faits et des propos parfaitement exacts. C’est aussi comme ça qu’on fait entendre différentes voix. Je prépare pour l’an prochain à Saint-Gervais un texte sur la construction identitaire de la Suisse par ses banques, qui représente aussi un grand travail en amont.

Théâtre politique, documentaire  : tu t’es fait une spécialité que d’autres visitent épisodiquement. Surprends-nous en nommant tes amours secrètes…
Les catégories ne m’intéressent pas. J’écris ce type de théâtre parce que je ne sais pas faire autre chose, mais je vais voir une trentaine de spectacles par saison et suis très curieux d’univers étrangers comme ceux d’Antoinette Rychner ou de Joel Pommerat. Je suis toujours impressionné par la force et l’intemporalité de Sophocle, la vivacité de la langue de Sénèque dans les traductions de Florence Dupont, la mécanique des pièces de Marivaux. Plus “surprenant“ encore, je trouve Feydeau extraordinaire, j’aimerais le monter un jour.

Propos recueillis par Julien Lambert

Écorces

Écorces est une pièce à trois personnages qui met en scène deux sœurs en quête d’un surcroît de liberté dans un quotidien de plus en plus contrôlé. L’une fait partie d’un groupe révolutionnaire clandestin, l’autre travaille dans une administration. La première est active et rebelle. La seconde aspire à une vie tranquille et organisée. Toutes deux se cherchent, s’affrontent, se déchirent et s’épaulent tour à tour. Et fendillent l’écorce qui les entoure et les emprisonne. Au loin, une télévision dicte des nouvelles.
Au fil du texte, on comprend que les deux femmes ne sont pas si opposées qu’on voudrait nous le faire croire d’emblée, et l’on se prend à penser qu’elles pourraient être une seule et même personne. L’une s’appelle F1, l’autre F2, deux ‘prénoms’ sobres qui disent l’anonymat, et l’universel de leur identité et de leur situation, deux matricules qui les lient au-delà de leur parenté, et peut-être malgré qu’elles en aient.
Parallèlement à leur histoire, un soldat raconte la guerre, sa guerre, ses combats, explique ses envies de déserter, commente sa décision de résister.
Ecrit dans une langue souple, le discours du soldat vient répondre aux querelles dialoguées qui claquent et rythment les scènes. Il calme ‘le jeu’, apporte une certaine poésie, amène de l’air, et sa confession apparaît après-coup comme l’équivalent d’une partition pour main gauche de pianiste, dont le but est souvent de soutenir mélodies et agitations.
Écorces a reçu le Prix 2008 de la SSA et est édité chez Campiche, coll.camPoche, ‘Enjeux 5’

Rosine Schautz

Le Poche-Genève. Du 8 au 28 mars  : « Écorces » de Jérôme Richer, mise en scène d’Éric Devanthéry.
Horaire : lundi - vendredi à 20h30, mercredi - jeudi samedi à 19h, dimanche à 17h, mardi relâche. Location 022/310.37.59