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Théâtre de Carouge
Entretien : Jean-Pierre Siméon

Jean-Pierre Siméon nous parle de sa conception de Philoctète.

Article mis en ligne le février 2010
dernière modification le 23 février 2010

par Julien LAMBERT

Jean-Pierre Siméon est un de ces ardents et héroïques défenseurs de la nature poétique du théâtre. C’est dans sa propre langue pulsionnelle, fluctuante et délicieusement ambiguë que l’auteur a voulu réécrire le Philoctète de Sophocle, sans rien dénaturer d’un mythe dont l’interprétation variable invite à de passionnantes errances discursives…

Le personnage de Philoctète est défini en premier lieu par la gangrène qui a motivé son abandon sur l’île de Lemnos, et qui cause le dégoût et l’hostilité de ses anciens camarades : comment vouliez-vous rendre ce « marquage » divin dans votre adaptation ?
À la lecture de Sophocle, cette situation d’une radicalité extrême m’a frappé au plus haut point : ce type perdu dans le désert, seul avec sa douleur invraisemblable. J’y ai vu tout de suite une métaphore interprétable à l’infini : l’héroïsme s’y allie à la solitude de l’Homme en milieu hostile, injustement douloureux, comme un rappel perpétuel de la déréliction humaine. Par notre condition, nous portons tous une plaie au pied… ou à la conscience. Pour l’Homme du XXIe siècle, les camps sont une plaie qui ne se refermera jamais.

Jean-Pierre Siméon

La complexité provient surtout de l’impact affectif très contradictoire qu’induit tour à tour ce mal : Philoctète et ses incessants gémissements suscitent alternativement sympathie et agacement chez les au-tres personnages… comme chez le spectateur.
Je l’ai voulu complexe. Héroïque dans sa souffrance, dans sa force de dénégation surtout, et d’abstention : il y a quelque chose d’admirable dans son désir de ne plus se compromettre dans la société. Ce bras d’honneur à toutes les instances est éminément sympathique. Mais la nuance provient de son entêtement, qui confine à l’absurde. De ce côté farcesque aussi, qui le rapproche d’un Alceste ou d’un Harpagon qui s’entête dans son idée fixe. J’ai voulu distiller cet humour dans la gravité, pour le rendre profondément humain, et non monocolore. Mais sa complexité, dans cette pièce du mensonge qu’est Philoctète, provient aussi du statut ambivalent de la parole. On ne sait jamais si Philoctète éprouve de la tendresse pour Néoptolème, qui veut le ramener aux Grecs par la ruse tout en s’attachant sincèrement à lui, ou s’il n’est en réalité dupe de rien et qu’il le manipule à son tour.

Cette tonalité fluctuante voire mensongière n’est-elle pas due en partie à votre écriture intensément poétique ?
Tout ce qui est poétique suggère, plus qu’il ne dénote. Cette langue permet de ménager une pluralité de sens, de les ouvrir à l’interprétation du spectateur. J’espère que de devoir prendre lui-même des décisions, étant ballotté d’un sens à l’autre, procure au spectateur la jouissance réelle d’être pris dans le jeu. Tandis qu’un bon poète permet une lecture effervescente du monde, un bon lecteur hésite toujours sur le sens de sa lecture. C’est capital, dans un monde aussi monosémique. Le théâtre manifeste contre cela et rééduque le citoyen à la joie devant l’incertain.

« Philoctète » selon Schiaretti.
Photo Christian Ganet

Ces hautes exigences s’intègrent-elles dans le projet d’un théâtre populaire comme celui de Carouge, ou le TNP où Philoctète est passé ? Jean Vilar l’aurait-il monté devant des publics d’ouvriers, comme Dom Juan ou Lorenzaccio ?
Je me sens totalement vilarien ! Ses idées sont toujours valables, sans avoir jamais été menées à leur conséquence. C’est par la poésie que le théâtre retrouve sa pertinence face au grand public, pas par un sens du spectaculaire qui se voit partout aujourd’hui : la mission du théâtre populaire est d’offrir au public ce dont il est privé. Ce partage d’une même jubilation dans la langue poétique, que poursuit Schiaretti (actuel directeur du TNP ndlr) avec courage contre l’air du temps, procure cependant une grande satisfaction quand on voit les gens sortir avec le sourire d’un spectacle austère, minimaliste comme Philoctète, où il ne trouveront rien à voir, tout à entendre. Mais c’est le théâtre rendu à son rythme essentiel !

Cette conception du théâtre est aussi celle de Laurent Terzieff, un comédien capable de faire miroiter les mille facettes de chaque mot…
Il sait aussi bien fendre le cœur en grand héros tragique, que rendre son obstination irritante ou ridicule, et même retrouver en lui quelque chose d’enfantin, de tendre. J’ai d’abord vu en Philoctète L’Homme qui chavire de Giacometti, puis j’ai tout de suite fait le lien avec Laurent, autant physiquement que pour ce qu’il dégage. Au théâtre, il incarne lui aussi le refus, une grande solitude noble, la capacité de transcender les choses dans l’art de dire. En même temps, son lyrisme n’est jamais vain, mais bien plutôt vigoureux et concret. Je trouve enfin touchant qu’il ne joue jamais en solo, mais qu’en répétition, ce comédien hors pair se soit toujours situé sur un même plan avec ses jeunes partenaires.

Schiaretti ne risquait-il pas de rendre ces jeunes comédiens plus transparents, par contraste avec le charisme de Terzieff ?
C’est l’Histoire du théâtre… et de la vie. Les jeunes doivent apprendre au contact des grands comédiens. Leur faiblesse même, c’est-à-dire leur jeunesse, est touchante ! J’ai justement choisi, contrairement à Sophocle, de faire de Philoctète un vrai vieux dans ma réécriture, pour réunir trois générations sur le plateau. Il faut que par de tels frottements s’opère une transmission d’un certain sens du théâtre. À l’ENSATT où j’enseigne avec Schiaretti, contrairement à bien des écoles de théâtre qui mettent plus l’accent sur la vidéo, la danse… nous cherchons justement à transmettre cette précaution infinie dans l’articulation et dans le souffle que pratique Terzieff.

Propos recueillis par Julien Lambert

Au Théâtre de Carouge, du 18 février au 7 mars. Réservations : 022 343 43 43.